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mardi 8 juillet 2014

Le mauvais oeil

Mardi 8 juillet 2014
Brésil-Allemagne (demi-finale)
Belo Horizonte




Les yeux sont si cruels que parfois, ils envoient des images qu’on ne devrait pas voir. Pour ce Brésil-Allemagne, on avait prévu du bonheur et de l’amour, on eut de la mort et de la pornographie.

Peut-être, hier soir, eut-il fallu éteindre la télévision et tourner le dos à ce spectacle insoutenable. Il y avait certainement quelqu’un à qui l’on manquait quelque part, quelqu’un à qui on n’avait pas donné de nouvelles depuis des mois et qui attendait notre coup de fil comme on attend un revenant. Il devait bien y avoir, autour de nous, quelque part, quelqu’un à aimer, quelque chose à fêter, une bonne raison de se servir un Bourbon qui délacerait les jambes, un verre de Bordeaux qui stimulerait la rêverie. On se serait ensuite étendu sur un canapé pour penser un peu aux vacances qui approchaient, aux couchers de soleil qui nous attendaient. Une telle quantité de choses étaient arrivées depuis un mois qu’on avait oublié le cours lent et délicat de la vie normale. Cette existence quotidienne ignorait les liturgies envahissantes d’un Mondial qui avait jusque là absorbé le moindre espace vide de nos destinées laborieuses. Ces moment gagnés sur l’absurde eurent été l’occasion d’évoquer le temps passé ou de rêvasser. Pourtant nous ne l’avons pas fait. Nous avons regardé.

L’oeil qui colle

Un oeil est plus vaste qu’on ne pense : «Qui croirait qu’un si petit espace peut contenir les images de l’univers entier ?». Hier soir, Léonard de Vinci (Traité de la peinture) aurait peut-être aimé cette mythologie télévisuelle. Il l’aurait peinte pour la détailler un peu plus, pour en décomposer tous les ingrédients et énumérer la quantité exacte de sauvagerie qu’il nous avait fallu supporter pour rester assis devant un tel spectacle. Nous avions déjà oublié les couleurs ingénues des scores qui se succédaient et des tours qui avançaient dans un Mondial qu’on avait du reste trouvé plutôt plaisant jusqu’à hier soir. Agréable à regarder, même. Il ne restait que quelques histoires à résoudre avant d’en tirer enfin le rideau : verrait-on Messi, une bonne fois pour toute, devenir le nouveau Maradona ? la Hollande prendre enfin sa revanche sur son destin de damné ? l’Allemagne devenir la nouvelle Espagne ? Le Brésil aller au bout de sa mission ? Mais dans cette demi-finale, nos yeux virent autre chose. Tout à coup il devint impossible de les décoller du trou de la serrure, de ne pas voir ce qui aurait dû resté caché. Il était devenu impensable de ne pas assister à cette deuxième mi-temps. Dès la pause, on avait déjà qualifié cette défaite d’historique alors qu’elle n’était qu’inexorable. Assis devant nos écrans jusqu’à la fin de ce spectacle morbide, sans voix, on s’offrait un dernier sacrifice héroïque, à l’oeil .  

L’oeil qui brûle

Dès le premier but, le spectateur avisé avait pourtant comprit que quelque chose n’allait pas. Comment expliquer rationnellement que Thomas Müller se fût planté ainsi au milieu de la surface de réparation, à deux mètres de David Luiz, sans absolument aucun marquage et qu’il inscrivît ainsi ce premier but sans aucune adversité ? Y a-t-il des entraîneurs sur Terre qui pardonneraient cette erreur à leur capitaine ? Y a-t-il dans l’histoire un joueur professionnel qui se laissa plus berné que David Luiz par les mouvements d’un attaquant dans une surface de réparation ? L’homme qui avait présenté aux yeux du monde le maillot vide de son camarade Neymar avant le match, disparut à son tour. Devant lui Fernandinho ne fut pas à la hauteur de cette absence et manqua absolument tous ces contacts avec ses homologues allemands. Sur le deuxième but, c’est son interception complètement manquée sur une passe du Diable Müller (numéro 13) qui déséquilibra toute la défense brésilienne. La quatrième balle qui rentra dans les filets passa à nouveau par le pied maudit de Fernandinho. Le reste ne fut qu’une pénible succession de signes et de sanctions cabalistiques. Le moindre espace délaissé fut châtié d’un but allemand. Il y en eut sept. Comme les jours de la semaine, comme les trompettes de l’Apocalypse, comme le nombre de branche au chandelier. Ce match était une malédiction.

L’oeil qui tombe

On retrouva David Luiz quand la douloureuse cérémonie se termina enfin. Encore une fois il avait des larmes dans les yeux. Encore une fois il braillait comme un enfant sous le nez de ses parents occupés, réclamant encore plus d’attention. Il suppliait qu’ils le consolent, invoquait la pitié de ces millions de visages foudroyés par la peine. Il pleurait devant eux pour ne pas qu’ils l’engueulent, pour montrer que, comme eux, lui aussi avait été dévasté. Mais il ne répondirent à aucune de ses prières. Ces figures restèrent immobiles, incrédules, comme pétrifiées. Il était trop tard maintenant. Il fallait se rendre à l’évidence, la Méduse qui les avait changé en pierre, c’était lui. Le monstre aux cheveux de serpents en voulut donc à ses satanés yeux exorbités. Tout était de leur faute. Il mit ses poings sur son visage et frotta ses globes une fois, deux fois, trois fois, comme s’ils avaient voulu les faire sortir de leurs cavités, les piétiner sauvagement et les punir ainsi d’avoir sculpté pour toujours l’image de ces silhouettes inconsolables dans les mémoires de millions de téléspectateurs. Soixante-quatre ans après le Maracanazo, il était le capitaine échevelé de l’équipe qui venait de subir la plus lourde humiliation de l’histoire de la Coupe du Monde. Le Brésil ainsi statufié, il n’en croyait plus ses yeux, c’était du jamais vu, du jamais regardé. Nous aurions pu nous aussi détourner le regard ou nous arracher les yeux. Mais nous ne l’avons pas fait. C’est que nos coeurs aussi étaient de pierre. La Méduse avait gagné.  


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