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mercredi 9 juillet 2014

Ce que le ballon doit au vélo

Mercredi 9 juillet 2014
Argentine-Hollande (demi-finale)
Sao Paolo




La Coupe du Monde et le Tour de France se chevauchent pour quelques jours encore. Voilà pourquoi le match d’hier soir fut si long. Cet Argentine-Hollande n’était pas une demi-finale, c’était une étape de plat. 

Depuis qu’il n’y avait plus de coureurs dans nos stades vélodromes, on avait oublié ce que le ballon devait au vélo. Dans ces stades d’un autre type et d’un autre temps, la dramaturgie s’étalait sur une rampe circulaire qui prenait toute la place dans les tribunes. On n’était pas au vélodrome comme on était au théâtre, comme on eût profité d’un spectacle depuis notre siège. Non. On était au vélo comme on était dans le tambour d’une machine à laver. On venait y voir s’essorer les coureurs à l’arrivée d’un grand tour (l’arrivée du Tour de France au Parc des Princes jusqu’en 1967) et s’étourdir la tête plongée toute une après-midi à l’intérieur de cet anneau sonore et miraculeux. Pour les enfants installés en tribunes, ces rampes inclinées étaient des falaises autour desquels des coureurs fantastiques allaient voler comme des héros de bande dessinée. De temps à autres des évènements étaient organisés sur la pelouse centrale. Des championnats de boxe ou des matchs de football occupaient le vide le temps d’une réunion comme on eût occupé une salle polyvalente d’une commune rurale et isolée. Un jour c’était une brocante, un autre une réunion du conseil municipal, un autre encore, une salle de spectacle pour les gamins de l’école primaire. C’était le temps où le football n’avait pas encore droit à ses stades à lui. Alors notre imaginaire se construisit à l’intérieur de ces stades-coquillages qui recevaient des spectacles sportifs comme les coquilles reçoivent les crustacés décapodes qui cherchent un abris pour passer la soirée. La première finale de Coupe d’Europe Real Madrid-Stade de Reims fut célébrée à l’abris du vélodrome du vieux Parc des Princes en 1956. C’est dire comme on aimait le vélo.

Arras-Reims-Sao Paolo

Alors, depuis cinq jours un phénomène fabuleux se produit tous les jours. Nous passons nos après-midi à faire le tour de la France en hélico, à admirer des vaches qui courent dans un champs de la campagne anglaise, à accompagner des coureurs dévalant les chemins boueux remplis de pièges terribles pour eux mais imperceptibles pour l’automobiliste distrait (un pavé glissant, un dos d’âne insolent, un rond-point pris à rebours) et, l’arrivée proche (comptez une cinquantaine de kilomètres) on se pose toujours la même question : l’échappée arrivera-t-elle à bon port ? Après des heures à patienter que de courageux Flamands arrivent enfin à leur destination, nous les voyons finalement se faire avaler d’une bouchée par un peloton qui s’était pris de vitesse tout à coup. L’étape de plat se terminait par l’inexorable sprint massif, sorte de séance de penalties du vélo. Ce qui était miraculeux hier soir, c’est qu’une fois la terrible étape d’hier terminée, les vélos du Tour de France semblèrent tout à coup transpercer l’écran de télévision, traverser les océans, puis s’installer dans les tribunes de l’Arena Corinthians de Sao Paolo pour s’y mettre à rouler, à rouler. Le stade de football brésilien se transforma en une étape de plaine où l’on voyait des flamands se mesurer à des italiens (enfin presque, des argentins en fait). Sur la pelouse pas de fringale, pas de jambe dure, rien que de la souplesse dans le braquet et des coureurs bien en place. Comme une étape de transition, ce match était interminable.

Maillot orange

Il fallait aimer suffisamment ce sport pour être capable de distinguer quelque beauté poétique à cette rencontre. Exactement comme la poésie d’une étape de plat échappe au commun du téléspectateur pressé et avide d’émotions, la beauté métaphorique de cet Argentine-Hollande était exigeante et échappa par conséquent au commun des mortels. Pourtant ils étaient tous là. Enfermés dans leurs voitures transformées en cellules roulantes, il y avait les directeurs sportifs (Sabella, Van Gaal) au bord de la course qui criaient des consignes que personne ne respectait. Il y avait les grégaires (De Jong, Kuyt, Biglia, Zabaleta) qui remontaient les bidons, les fidèles seconds, ceux qui ne lâchaient jamais le leader (Sneijder, Mascherano ou Lavezzi) qui s’échinaient et puis surtout il y avait le leader. Il était tantôt sprinteur et réclamait qu’on le protégeât jusqu’aux dernier mètres de la course afin de pouvoir conclure le travail collectif d’un exploit explosif et personnel (Messi), tantôt grimpeur (Robben), il se faufilait dans les courbes inhumaines des cols hors catégorie. Plus on tâchait de le suivre, plus il semblait insaisissable. Son corps étrange - comme celui de Marco Pantani installé en danseuse - grimpait les cols comme il crochetait les défenses. Toujours de la même façon, toujours impossible à suivre. Hier soir, les équipes hollandaises et argentines ont préféré s’observer depuis le peloton, maintenir un rythme intense aux avant-postes et éviter toute échappée, toute erreur. Il fallait protéger les leaders et les propulser vers la décision finale. 

Arrivée massive


Ce match se termina donc par ce qu’on savait intrinsèque à ce genre d’étape. On eut beau tenté de rafraîchir le public, de montrer son sponsor lors d’un ou deux sprints intermédiaires (la fin de match de Robben, le coup franc de Messi), on se préparait à une arrivée massive qu’on savait aussi dangereuse qu’impitoyable. Pour ne pas s’endormir devant un tel match, il fallait se remémorer ces étapes qui traversent les paysages du Nord et semblent ne compter pour rien. Hier après-midi, durant la cinquième étape du Tour, les pavés furent plus dangereux que les cols alpins et eurent raison de Chris Froome, le grand favori. Quelques heures plus tard, Arjen Robben chuta à son tour. La Flandre invincible de Van Gaal dut remplacer Martins Indi dès le début de la deuxième mi-temps. Toute la stratégie de l’équipe s’effondra alors. Son meilleur spécialiste, celui qui s’était préparé depuis des semaines et avait remporté l’étape précédente, Tim Krull, ne pourrait pas entrer en jeu pour le sprint final. La Hollande devait remporter l’étape en s’échappant au score. Mais les Argentins, bien conscients de l’impondérable qui avait frappé l’équipe en maillot orange, surent contrôler la course et lui imprimer un rythme et une rigueur qui empêchèrent toute exploit individuel. Javier Mascherano fut le Fabien Cancellara de l’Argentine, le rouleur qui s’installe aux commandes de l’équipe et impose son rythme à tout le peloton. La journée se termina ainsi par un sprint lancé et, les flamands privés ainsi de leur spécialiste, chutèrent deux fois. Ce que le ballon doit au vélo c’est exactement cette poétique du voyage initiatique. Chaque étape, chaque obstacle qui semblait trivial et insignifiant à l’automobiliste, devenait une admirable épreuve de bravoure et de dépassement de soi pour le cycliste. Ce que le ballon doit au vélo c’est l’art de la chute.

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