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mardi 23 décembre 2014

Pourquoi Cristiano va gagner le Ballon d'or



Si Cristiano Ronaldo doit remporter le prochain Ballon d’Or, ce n’est pas pour des raisons superficielles. Il y a longtemps que Cristiano Ronaldo n’est plus un homme. Ce trophée doit lui revenir, c’est une question de santé mentale.

C’est compliqué d’évaluer un homme. Il a beau, deux fois par semaine, s’exposer à l’examen de nos yeux avides, se remuer tant qu’il peut, étendre un peu plus à chaque rencontre l’éventail déjà très ouvert de ses qualités techniques, c’est dur de décider. On voyait bien comment il s’y prenait pour nous faire plaisir et tous les sacrifices qu’on devinait pour atteindre une telle exposition (il règne sur un royaume de 100 millions de fans sur Facebook), on l’encourageait même. Pour en arriver là, bien sûr, il avait payé le prix de la gloire et de l’ascèse que le sport de haut niveau suppose, pourtant quelque chose nous chiffonnait encore. À chaque apparition, c’est encore lui qui nous offrait des récompenses. Comme il n’était pas rockeur et qu’il ne pouvait pas nous faire cadeau d’une mélodie connue en fin de concert, Cristiano nous offrait quelque chose d’autre, des échantillons de génie. À chaque but marqué, comme d’autres dédient leur meilleur tube à un public déjà conquis, CR7 offrent toujours les mêmes secondes de célébration à déguster. Tournant le dos vers le public, il contracte les muscles et offre son nom et son numéro à tous les spectateurs, même les plus hostiles. Son talent n’est pas mesurable parce qu’il n’est pas exactement celui d’un footballeur. Son génie n’est pas strictement sportif. 

Le football ne suffit pas

Il ne faut pas admirer dans Cristiano la résistance physique d’un grand athlète ou l’intuition invisible d’un stratège napoléonien. S’il avait voulu uniquement être joueur de football, comme Zidane l’a été, comme Iniesta l’est encore, Ronaldo aurait choisi une autre discipline, peut-être le rugby ou le handball. On aurait alors admiré des vertus inattendues pour de tels sports mais qui auraient des qualités autrement plus footballistiques : dans le rugby il aurait eu la science de l’exploit individuel, dans le hand celle de la reprise de volée. On aurait salué cet artiste tout en lui reprochant de nier l’essence propre de son sport, de le pousser un peu trop loin. Mais c’est le propre du génie. Le talent  qu’il déploie se manifeste toujours aux limites de sa discipline, comme si son sport était trop petit pour le recevoir tout entier, comme s’il vivait à la marge de tous les autres amateurs et que, le temps d’un match, il offrait en partage à son public ces vertus uniques et prodigieuses pour venir à bout d’adversaires toujours plus exigeants, le talent de Ronaldo est beaucoup plus abstrait qu’une simple collection d’habiletés techniques. Le sport qu’il pratique n’est pas que le football, c’est un mélange de basket, d’athlétisme, de descente et de slalom. S’il fallait absolument le ranger dans une discipline, Ronaldo serait en fait un artiste silencieux qui ne disposerait que de son corps pour nous raconter des histoires. Il jouerait de la gravité et de la pesanteur de ses membres, comme d’autres du piano ou du violoncelle. Un jour ce serait un crochet, un autre un coup du foulard ponctué d’un clin d’oeil ou d’une reprise de volée spectaculaire. Cristiano ne joue pas, il danse.

Ronaldo en collants

Voilà pourquoi il y a toujours chez Cristiano quelque chose qui se refuse aux imbéciles, à ceux qui professent le bon sens poujadiste du foot qui paie, du collectif sur l’individu, du vrai artiste contre le charlatan, des choses utiles contre l’accessoire. «Quelle est la substance de Cristiano ?» se demanderaient-il. L’air, répondrions-nous. L’air c’est-à-dire le vide. Et Cristiano se suspendrait dans l’espace, jouerait en proposant des mouvements inattendus, des gestes qu’on n’aurait jamais imaginés (voyez cette reprise de volée en coup du foulard contre Cruz Azul). Le petit-bourgeois ricanerait comme il l’avait fait devant le Sacre du Printemps, devant les ballets de Béjart ou de Marta Graham. Devant le spectacle insupportable de la sensibilité et au nom d’un mystérieux bon sens artistique, le poujadiste ne se serait intéressé qu’aux collants «ridicules» des danseurs, qu’aux mouvements  «empruntés» et «anti-naturels» proposés par le chorégraphe, plutôt que de se laisser porter par l’esthétique d’ensemble et remué par les émotions qu’elle provoquait. En réalité ce qu’ils aiment, les poujadistes, c’est tout ce qui leur ressemble. Ils s’inventent des remises de prix inutiles pour le seul plaisir de ne récompenser que ceux qui ne sont pas différents d’eux, de leurs aspirations ridicules, de leur médiocrité quotidienne «toute la mythologie petite-bourgeoise, écrit Barthes, implique le refus de l’altérité, la négation du différent, le bonheur de l’identité, l’exaltation du semblable». Ils ont donc une idée très précise de ce qu’est le football. Celle de Cristiano est différente. Alors, bêtement, ils ricanent.

La fin de l’histoire

Car pour eux le vrai foot, celui de toujours, celui qui mérite qu’après Yachine, un autre gardien de but soit «enfin» récompensé (le poujadiste a une vision téléologique du Ballon d’Or car son époque est toujours la dernière et après lui, bien entendu, arrivera le déluge). Au fond, ils en sont persuadés, si leurs ancêtres n’avaient jamais honoré Zoff, Meier, Kahn, Lama, Schmeichel, van der Sar, c’est qu’ils étaient un peu idiots. Voilà le drame, pour Ronaldo, de cette grande élection aux enjeux minuscules. C’est l’unique jour dans l’année où ceux qui n’étaient jamais parvenu à l’arrêter sur le terrain, dans les tribunes ou dans les souvenirs, ceux-là même dont il se moquait quand il battait tous leurs records, allaient pouvoir donner libre cours à leur ressentiment et prendre leur revanche dans les urnes. Ils attendaient ce moment depuis de longs mois. Avoir le plaisir de le voir s’agiter devant eux au moment des votes, quémander leurs honneurs, réclamer leur attention, c’était le cadeau de Noël des eunuques. L’élection du Ballon d’Or est le seul moment de l’année sportive où le destin du plus fort dépend de la volonté de tous les autres. Qui protègera donc le fort contre ces faibles ? Qui osera reconnaître dans ce joueur l’exceptionnelle régularité dans les performances, l’exemplaire éthique sportive et la volonté inébranlable d’être toujours indispensable ? Le football de Ronaldo est d’une profondeur inaccessible au bien-pensant. En exigeant le Ballon d’Or pour cet homme on ne mettra ni les rieurs, ni les bourgeois de notre côté, certes, mais on rendra grâce à la plus belle des qualités, l’intelligence.



mercredi 10 décembre 2014

Le Real dans l’espace



Après dix-neuf victoires consécutives, le Real Madrid d’Ancelotti évolue désormais dans une galaxie très éloignée de celle de tous les autres. Là où il vit, il ne se contente pas de se promener dans l’espace. Il fait mieux, il le crée. 

La meilleure façon de voyager dans l’espace c’est de s’assoir dans un gros fauteuil en cuir noir légèrement usé aux accoudoirs, de détendre les membres inférieurs, et de s’installer devant un Real Madrid-Celta, un Real Madrid-Ludgoretz ou un Real Madrid-n’importe qui. Peu importe, ce sera toujours le même film qu’on regardera. Comme les autres avant lui, ce Real-Ludgoretz réserva, mardi soir, son lot d’émotions esthétiques à tous ceux qui avaient pris le temps d’admirer les étoiles et d’écouter le silence éternel de l’infiniment grand. Les explorateurs du jeu ont dégusté ce Real comme les autres les premières minutes de valse de 2001, Odyssée de l’espace. Il ne fallait pas nous déranger quand Isco ou Kross contrôlaient le ballon à 35 mètres de leur but. Parce qu’on savait que c’était à ce moment précis, juste avant d’envoyer le projectile loin devant eux dans les espaces libres de l’autre côté du terrain, que la musique de Strauss allait retentir. Nos casques (audio) sur la tête on était prêt à entamer le grand voyage. Comment donc avoir peur de l’infiniment grand quand nos vaisseaux spatiaux sont pilotés par Toni Kross et Isco ? Comment ne pas être émerveillé par ces constellations quand notre astre solaire s’appelle Cristiano Ronaldo ?

Administrer le néant

Comme Kubrick en 1968, Ancelotti nous fit à son tour aimer l’espace vide quand il choisit un jour d’organiser son équipe en fonction de la dimension du terrain à couvrir plutôt que la distance qui la séparait du ballon. Quand certains comme le Barça, l’Ajax, le Rayo ou le Bayern s’organisent en fonction de la position du ballon, c’est-à-dire que c’est chez eux la possession qui donne l’ordre à suivre et organise le positionnement des joueurs, le Real d’Ancelotti, lui, ressuscite le Milan de Sacchi devant nos yeux d’adolescents émerveillés. Comme son maître vingt ans plus tôt, Ancelotti a décidé, plutôt que de courir dans le vide à force de poursuivre un ballon devenu insaisissable, de regarder le vide en face et d’y sauter la tête la première. Contrôler l’espace plutôt que de s’épuiser à l’occuper. Administrer le néant plutôt que de s’y perdre tout entier. Changer les distances plutôt qu’arriver toujours en retard. «La clé de tout, enseigne Sacchi, c’est ‘l’équipe courte’» c’est-à-dire, une distance très courte entre la ligne d’attaque et la ligne de défense «c’est ce qui nous permet de ne pas dépenser trop d’énergie, d’arriver en premier sur le ballon, de ne pas nous fatiguer. C’est ce que je disais à mes joueurs, si nous jouons avec 25 mètres entre le dernier défenseur et l’attaquant de pointe, compte tenu de nos qualités, personne ne pourra nous battre. Ainsi, l’équipe bougeait comme une unité de haut en bas et de droite à gauche».  

Les étendues silencieuses

Il fallait les voir, Isco mardi soir ou James Rodriguez samedi dernier contre le Celta, s’installer au milieu du milieu et attirer vers eux tous les ballon. Pas besoin d’être agressif, d’aller au contact, de s’imposer dans les duels, comme disent les pragmatiques, pour récupérer des ballons. Pas besoin d’être grand, d’être fort, pour ratisser large. Juste être bien installé dans les interstices, être là où il faut, quand il faut. Depuis que ce Real a reporté au collectif le soin d’asphyxier ses adversaires, les ballons gagnés tombent comme des feuilles mortes sans qu’on ait besoin d’aucun ouvrier spécialisé pour les ramasser. Khedira maintenant au chômage, Isco est devenu le meilleur jardinier du monde. On reconnaîtrait le Real de Mourinho si dans le même temps Ronaldo n’était pas aussi mobile sur toute la largeur du terrain, si Isco, James ou Bale ne se repliaient pas aussi efficacement et ne réduisaient pas autant le vide dans leur dos. Là où les phases de transitions mourinhiennes frôlaient le stéréotype (Khedira pour Özil, Özil pour Ronaldo dans l’espace, fixation de Benzema, but de Ronaldo) la grandeur du Real d’Ancelotti réside dans la gestion virtuose des étendues silencieuses : dans le dos de la défense (amoindrissement systématique des superficies en jouant assez bas et resserré) et dans la moitié de terrain adverse (attirer l’adversaire pour créer les espaces nécessaires aux futures incursions). L’étendue vide qu’il fallait remplir d’automatismes chez Mourinho est devenu le champ d’exploration idéal et infini d’une quantité innombrables de variations. Ancelotti nous fait aimer le vide.

Vivre en l’air

C’est ce qui distingue le Real d’Ancelotti de tous les autres, cette façon virtuose mais désinvolte de mener la conquête des espaces. Quand le Milan des années 90 s’installait sérieusement autour de la ligne médiane et asphyxiait ses adversaires très tôt dans leur phase de construction, le Real d’Ancelotti, lui, choisit aujourd’hui de reculer pour créer, organiser artistiquement le terrain devant lui. Ainsi, plutôt que de tendre bien académiquement le piège du hors-jeu en plaçant sa ligne de défense très haut - au risque de se priver de mètres utiles pour les courses folles de Bale ou Ronaldo vers l’avant après récupération - le Real d’Ancelotti descend d’une bonne dizaine de mètre sa ligne défensive. Et alors, bien installé à 35 mètres de ses buts et à 5 mètres les uns des autres sans quasiment aucun milieu défensif pur (c’est la différence essentielle avec Mourinho), il fait mine de laisser jouer son adversaire, de lui redonner un peu d’espoir, exactement comme ces chats qui laissent les souris remuer encore quelques instants devant eux, pour mieux les attirer dans leur piège et les achever d’une morsure fatale. Les ballons tombés alors dans les pieds d’Isco, de Kross ou d’Illaramendi sont immédiatement propulsés vers les comètes Ronaldo, Bale et Benzema qui se chargent à eux trois (plus un autre, au choix) de dessiner des constellations provisoires dans les vides de la défense adverse. Les chiffres parlent et ils sont cruels pour les sceptiques : à peine trois petits hors-jeux très bas sifflés contre Ludgorets hier soir mais 21 interceptions signalées et une vingtaine de passe d’Isco devant lui à Ronaldo (soit autant qu’à Kross, son partenaire dans le coeur du jeu). C’est dire comme le Real aime l’espace. C’est dire comme on vit heureux en apesanteur. 


lundi 24 novembre 2014

L’amour du risque


Depuis des années on s’arrache les cheveux. Nos clubs sont trop pauvres, nos supporters trop exigeants, nos stades trop petits. Ce triste Nice-Reims a réveillé un des vieux fantômes de la Ligue 1 : l’amour du match nul.

À Nice, c’est quand l’hiver est sur le point de commencer que débute véritablement la saison. Ville de villégiatures et de perdition des aristocraties européennes depuis la fin du dix-neuvième siècle, c’est quand l’automne est tombé sur le reste de l’Europe qu’elle recueille dans la douceur de son climat et la lumière de son soleil bienveillant, les visiteurs aux âmes fatigués et aux poches bien pleines. Le long de la promenade des anglais, ils se traînent d’un bout à l’autre de la baie des Anges, se risquant même parfois à fouler les galets irréguliers de cette plage installée en centre-ville. Et ce n’est qu’une fois le soleil couché, qu’ils arrivent enfin à destination. Après 15 kilomètres de déambulation au bord la baie coincée entre des hôtels de luxe et le ressac minuscule d’une mer aussi bleue qu’intrigante, ils s’installent enfin aux tables de jeux des casinos. C’est l’heure de miser leur date de naissance, de mariage ou de veuvage. L’ivresse n’est pas dans les gains, il est dans la mise. C’est ici, que samedi soir, dans la capitale de la Riviera française, les âmes les plus nostalgiques reconnurent immédiatement en cette affiche Nice-Reims, les traces d’un passé glorieux et une bonne raison de miser sur le football plutôt que les machines à sous. C’était les années cinquante bénies du football français, celles du Champagne, du Racing, de Vignal, de Justo, de Vic Nuremberg. Il n’était pas nécessaire d’avoir mille ans pour se rappeler qu’à cette époque l’OGC Nice et le Stade de Reims se disputèrent chaque saison pendant dix ans les titres de champion et la seule place française en Coupe d’Europe. C’était le temps où les ballons n’étaient pas toujours très ronds, où les chaussures filaient des ampoules quand elles étaient trop neuves, c’était le temps où Nice c’était le Real et Reims le Barça.

La faute à Footix

Les années glorieuses disparues depuis trop longtemps, ils sont nombreux désormais à en vouloir indistinctement à notre Ligue 1, à toutes ces taxes qui «étouffent» les clubs français, aux supporters qui ne consomment pas assez, à nos pelouses pas assez vertes, à ces Footix de ne rien y connaître, bref à toutes ces choses, à tous ces gens, qui empêchent le football gaulois de s’exprimer et de s’épanouir en Europe. Hier soir après avoir avoir fait perdre leur soirée à plusieurs milliers de personnes (0-0, on ne reviendra pas sur l’absence d’occasion, la multitude de fautes, l’indisposition du public), et plutôt que de reconnaître l’indigence de spectacle proposé, les joueurs ont tenu à défendre leur bilan face à ces spectateurs vraiment trop tatillons «On se fait siffler, alors qu’on est dixième. Ce n’était pas la culture du public du Ray, c’est peut-être celle de celui de l’Allianz» se permit même Alexy Bosetti, 21 ans. C’était donc la faute du nouveau stade si, après une heure de jeu passée à se précipiter, à rater des transversales, Claude Puel sortit ses deux attaquants les plus talentueux (Bosetti et Cvitanich) pour les remplacer par deux milieux en manque de temps de jeu (Albert puis Vercauteren). Ils peuvent toujours clamer qu’ils avaient voulu jouer «plus vertical», comme Puel marmonna à la fin de ce match, mais pendant 30 minutes à domicile, le Gym joua sans joueur offensif, c’est-à-dire sans ambition. 

Le Rayo en Ligue 1

Bien sûr, le Gym n’a que 40 millions d’euros de budget annuel à dépenser, il faut savoir profiter des choses simples, d’un point récolté ici ou là et, quand le printemps arrivera, se sauver héroïquement de l’enfer aux dernières journées. Bosetti d’en rajouter «On n’est pas le Real Madrid». Certes, mais l’ambition est-elle une question d’argent ? Combien faut-il de zéro alignés sur un compte bancaire pour aimer se passer le ballon, prendre des risques, réchauffer le public clairsemé un samedi soir d’automne ? Les nouveaux stades se rempliront-ils à coup de réalisme grognon ? S’il suffisait d’augmenter les budgets pour être ambitieux, le championnat espagnol aurait disparu depuis longtemps et le Rayo Vallecano (12ème de la Liga avec 7 millions d’euros de budget l’an passé, 14 cette année) ne serait pas l’équipe européenne qui, derrière le Barça et le Bayern, bénéficie des meilleurs statistiques de possession et d’occasions générées. Il n’y a que les pauvres, les vrais, qui ont le droit de donner des leçons d’ambition, pas les tièdes. Paco Jemez, entraineur du Rayo à 500 000 euros annuels nets (soit moins de la moitié de Puel) «c’est la première fois dans le football moderne qu’un club a un budget aussi réduit que le nôtre, mais bon... L’idée qu’on a essayé de mettre dans la tête de nos joueurs c’était qu’ils ne croient rien de ce qu’on dit d’eux au-dehors. Tout le monde disait qu’on serait les premiers à descendre en D2. Si on l’avait cru, on serait descendu. Notre grande réussite c’est de nous fixer nous-même nos objectifs et voir jusqu’où nous sommes capables d’aller. Voilà pourquoi tout le monde a bien fonctionné : personne n’a cru que nous avions le plus faible budget.»

Apprendre à perdre

À force de répéter qu’il vaut mieux ne pas gagner plutôt que de perdre et se «contenter, avec Puel, d’un point pris dans l’adversité» à domicile, plutôt qu’un match à la hauteur de l’histoire glorieuse de ces deux monuments du foot gaulois (aucun 0-0 entre ces deux clubs en 50 ans de confrontations) on finira peut-être un jour par se sentir coupable d’aimer autant le risque. Quand ces tristes jours arriveront sur la Riviera, on soignera cette mélancolie au Palais de la Méditerranée. Entre deux machines à sous, on y retrouvera Paco Jemez jetant ses derniers jetons dans la fente. Pour nous convaincre de miser sur nos derniers espoirs, il nous parlera probabilités avec des exemples de foot « C’est ce que je dis à mes joueurs : les matchs nuls ne servent absolument à rien ! Si le match termine par un nul, je suis aussi dégoûté qu’après une victoire. L’an passé nous avons terminé avec 4 nuls et l’année précédente avec 3 nuls. Les joueurs le savent : le jour où nous faisons 12 nuls, on descend en D2.» Pour se sauver à tous les coups, il faut miser sur 13 victoires en 38 matchs (dont 19 à domicile). Point. Alors, samedi soir, comme pris de remords au moment où le quatrième arbitre annonçait 4 minutes de jeu supplémentaire, et après avoir gaspillé 30 minutes de jeu en 4-4-2 contre une équipe de Reims inoffensive, Puel fit entrer son second fils, Paulin, en attaque. Évidemment, ce match indigne de l’histoire de cette ville se conclut par l’inévitable colère du public niçois lassé de tant de prudence. Les vieux nissarts du Ray (et du Palais de la Méditerranée) le savent bien; pour être ambitieux nul besoin d’être le Real Madrid. Commençons par être le Rayo Vallecano. Pour Puel, c’est déjà énorme.




mardi 18 novembre 2014

Des puces et du Pep



Ce soir Guardiola fera comme nous. Il se plantera devant son écran et ne regardera pas France-Suède. Il a prévenu. Ce soir c’est Espagne-Allemagne qu’il faut déguster. Son derby à lui. 

Après ce match, ils diront qu’ils se sont ennuyés. Ceux-là même qui aimaient compter les buts comme les puces et placer chaque mouvement au verdict de la super, ultra, méga, giga loupe, ne regarderont certainement pas cet Espagne-Allemagne au microscope. En invoquant une sorte de science infuse et innée, ils en voudront à tous ces empalmeurs de subtiliser le ballon et de s’amuser à créer des espaces devant eux, plutôt que de courir très fort, de remporter plein de duels inutiles, de ne penser qu’«à la gagne», cette maudite «gagne». Au nom de l’efficacité il s’est commis beaucoup de choses qu’on a encore du mal à se faire expliquer. On a créé des armées de machines inutiles qui font bien mieux que nous des quantités de choses. Depuis que les caissières ont été remplacées par des robots parlants et que des milliers d’écrans se sont substitués à des millions de voix humaines, on a du mal à expliquer à nos enfants à quoi peut bien servir d’étudier le latin, le grec, l’allemand, la littérature ou d’aimer jouer au ballon sur un terrain vague avec les copains plutôt qu’à une Coupe du Monde en réseau tout seul dans son salon. Depuis que le foot est devenu un sport de rongeur, les compteurs de puces du Voyage au bout de la Nuit ont enfin trouvé une utilité sociale « Puces de Pologne d’une part, de Yougoslavie... d’Espagne... Morpions de Crimée... Gales du Pérou... Tout ce qui voyage de furtif et de piqueur sur l’humanité en déroute me passait par les ongles. C’était une oeuvre, on le voit, à la fois monumentale et méticuleuse. Nos additions s’effectuaient à New York, dans un service spécial doté de machines électriques compte-puces.» Et Pep quitta New York pour Munich.

Guardiola, double champion du monde

En fait, ce qui lui manquait à Pep, c’était «le jeu en soi. Pas tout ce qu’il y a autour. Comment une équipe joue, comment tu peux la battre, les particularités précises des joueurs dont tu disposes et comment les utiliser pour gagner un match. Voilà la seule raison pour laquelle moi je me suis mis dans cette invention. S’il n’y avait plus cela... Tout le reste, je n’en ai pas besoin constamment. Je pourrais vivre parfaitement sans cela et même mieux : je vivrai mieux sans tout cela. Mais le jeu en soi, lui, est désirable». Pourtant, depuis que Pep est revenu, les compteurs de puces se plaignent encore. Comme ils disaient la Liga inintéressante du temps où son Barça roulait avec 10 points d’avance sur le reste de la meute, aujourd’hui c’est la Bundesliga qui est à leurs yeux «trop déséquilibrée» à cause de son Bayern qualifié à son tour de « trop dominateur». Alors pour leur faire plaisir, on obtempère et regarde les deux dernières coupes du monde, seule compétition représentative d’une époque à leurs yeux. Depuis qu’il est en activité, 14 des 22 derniers champions du monde qui existent sur Terre ont eu Guardiola comme entraîneur au quotidien les années précédentes. Les barcelonais avec l’Espagne en 2010 : Carles Puyol, Gerard Piqué, Sergio Busquets, Xavi Hernández, Pedro Rodríguez, Andrés Iniesta, David Villa. Les munichois avec l’Allemagne en 2014 : Manuel Neuer, Jérôme Boateng, Philipp Lahm, Bastian Schweinsteiger, Mario Götze, Toni Kroos et Thomas Müller. Le pire c’est qu’il n’y eut (presque) personne pour regretter la défaite de la Hollande ou de l’Argentine. C’est peut-être bien la première fois depuis le Brésil de 1970.

Se poser la question

Voilà le paradoxe de Guardiola. Plus il parle de jeu, plus on nous parle de trophées, d’efficacité, de résultats. Et alors s’il leur répond en leur parlant à son tour de trophées (en six ans, Guardiola a disputé 25 compétitions avec deux équipes différentes et en a remporté 18, soit presque les trois-quarts) ils lui répondent que le football est à tout le monde, qu’il n’y a pas qu’une seule façon de jouer qui vaille, que c’est grâce à des effectifs généreux que Pep s’est rempli les armoires. Ces tautologies sont aussi discutables que celle de l’oeuf et de la poule. Mais le plus grand exploit de Pep n’est pas dans ses victoires. Il est dans la question elle-même. En plaçant le jeu au centre, il a contraint même les plus retors à se prononcer sur leurs critères esthétiques : possession ou style direct ? espace ou ballon ? passe décisive ou but ?Avant Pep, ce dilemme n’existait pas, ou pas aussi fort. En révolutionnant le jeu frileux et réactif des années 2000, il a donné un coup de jeune à sa discipline et rafraîchit le goût de son époque. Bielsa reconnaissait en 2011, qu’avec Pep, les masques étaient en train de tomber « Ce Barça n’est pas spécial pour ses résultats ou son système tactique. Dans cette époque où tous les chiffres sont des emblèmes, le Barça a émis des signaux de plus grande consistance qui perdureront dans la mémoire de ceux qui aiment le football et tiennent en sa façon d’avoir choisi une manière d’attaquer et de défendre». Pep a redonné à l’Espagne et à l’Allemagne l’envie de s’amuser. Son plus beau trophée n’est pas en or ou en laiton. Il est en chair et en esprit. C’est celui du style. 




jeudi 6 novembre 2014

L’escalier de Cristiano




C’était enfin son heure et tout était prêt. Il s’était bien habillé, avait choisi des mots et tous s’inclineraient enfin devant ses exploits. Mais à peine avait-il reçu ces honneurs du haut des marches, que l’autre, le nain, revenait lui voler la vedette en battant le record de Raúl. C’est à se jeter dans l’escalier.

Il y a des jours, vraiment, où on ferait mieux de tout envoyer promener. Dire merde à ce type à la poignée de main visqueuse qui nous sert de patron, prendre ses clic, ses clacs, ressortir le vieux sac à dos de rando et jeter toutes nos fringues d’étudiant à l’intérieur. Foutre le camp. Avoir enfin la paix. Retourner sur son île. C’est vrai, après tout. Peut-être qu’il n’aurait jamais dû partir. Il serait resté à jouer sur les trottoirs en pentes de Madère, il n’aurait jamais eu autant de fans, mais aurait-il été plus malheureux ? Il aurait gagné moins d’argent, certes, conduit moins voitures, pris moins l’avion. Mais aurait-il autant souffert d’ingratitudes, d’injustices ? À partir de combien de kilos d’or perd-on le droit de se plaindre ? À partir de combien de zéro sur un chèque l’injustice est-elle moins insupportable ? Tout cela est si long, tout cela est si vain. Hier, il était encore là. Toujours debout devant ce parterre de dirigeants séniles à répéter toujours la même chose «ce troisième soulier d’or c’est comme si c’était le premier pour moi». Il a même fallu tirer un peu sur la voix, prolonger le discours et faire du temps comme on tisserait de la laine. On avait dit «tu parles 2 minutes et puis du rends le micro au prési», alors il a parlé deux minutes en répétant le bonheur, la joie, le plaisir, l’honneur, la satisfaction, le remerciement et compléter toute la liste de synonymes appris la veille pour meubler le silence d’une cérémonie inepte, puis passé le micro au prési. Quand il a remis le trophée, Perez souriait tellement que, c’est sûr, le public s’en était rendu compte, c’était le Prési le plus heureux, pas Cristiano.

Penser à sa grand-mère

Et tout ça pour leur Real. Leur Madrid. Leur Espagne. Ronaldo avait tellement le sens du spectacle, si bien compris l’âme irrationnelle de cette ville où on applaudit les morts les plus spectaculaires et les existences les plus tragiques comme des tableaux de maîtres ou des prix Nobel de Littérature ailleurs, il avait à ce point saisi la part d’amour inconditionnel que contient toute appartenance à un club de cette dimension que, la veille de la remise de ce trophée du meilleur buteur européen, il avait tout fait pour que le premier homme à marquer plus de buts que Raúl en Europe, ne soit pas un étranger. C’était un devoir moral, un honneur à leur rendre. Quelque part dans les têtes planait bien la menace du nain de Barcelone, certes. Mais Cris jouait avec un but (70 contre 69) et 24 heures d’avance. Mardi soir à Bernabeu tout était donc prêt pour que le record reste bien à Madrid. Cristiano avait marqué durant les douze précédents précédents (20 buts), Liverpool s’était incliné 3-0 chez eux à l’aller, les cotes lui était toutes favorables, les augures aussi : aucune ombre, aucune inquiétude. Alors on a fait comme d’habitude, on a regardé Kroos, admiré Isco, remercié Benzema. Au nom des jours heureux et des passions du passé on a accéléré notre souffle, pensé à des images qui nous donnait chaud et puis, installé les uns sur les autres, fait notre devoir. Quand on a inscrit 275 buts en 261 matchs, même si on est un peu moins bien, on peut se forcer un peu. Ce n’est pas tous les soirs qu’on bat des records. 

Au suivant

Pourtant parfois l’inexplicable arrive et rien ne se passe comme prévu. Alors on psychote, on en veut à tout ce stress, à toutes ces choses qui tournaient dans nos têtes sans qu’on comprenne pourquoi. Au lieu d’être entièrement dédié à notre tâche- et détourner notre attention - on avait imaginé des paysages lointains et mystérieux. Or, à force d’avoir l’esprit ailleurs, l’inévitable se produisit. L’envie était retombée. Et, dans ce moment-là, le pire ce n’est pas d’être incompris. En effet, parfois la nature est bien faite et se charge de court-circuiter elle-même un cerveau beaucoup trop échaudé pour battre aucun record. Elle préfère tout débrancher, prendre son temps, respirer un grand coup puis reprendre le contrôle de la situation. Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Non le pire ce n’est pas de ne pas avoir battu un record attendu. Le plus dur, en fait, c’est le lendemain qu’il arrive, lorsque quelques heures après vous avoir remis le trophée du meilleur buteur de l’année, vous apprenez l’impensable. Le soir même, la belle, la grande presse, celle qui vous aimait tant, celle qui vous avait répété que ce n’était pas grave, qu’elle comprenait bien, cette même presse s’était jetée dans les bras de votre rival. Il était petit, laid, ne parlait pas trop mais il venait, lui, de planter ce satané doublé. Quelle ingratitude. En fait Clémenceau avait raison, «le plus beau moment de l’amour», ce n’est pas les trophées, ni l’or amoncelé, «c’est quand on monte l’escalier».  




mercredi 5 novembre 2014

Barcelone après JC



Barcelone se rend ce soir à Amsterdam, ville natale de son maître: Johann Cruijff. En Catalogne le glorieux ancien n’est dans aucun organigramme, n’occupe aucune responsabilité, ne dirige rien, ne décide pas. Pourtant comme un spectre, il règne sur un territoire mystérieux; les consciences. 

Il en est des spectres comme des prophètes qui s’invitent dans nos nuits agitées. Ils apparaissent entre chien et loup, au moment où le jour diminue et le soleil disparaît. C’est là, juste devant nous, qu’ils prennent la parole et se mettent à hurler. Ils nous braillent des vérités sur nos vies dissolues, nous rappellent toutes ces résolutions que nous n’avons jamais tenues et toutes ces promesses que nous fîmes il y a des jours, des semaines, et qu’on avait choisi d’oublier. Nos oreilles débordent de leurs reproches. Nous n’étions pas été à la hauteur de nos intentions, nous étions ingrats, indignes de cet héritage que nous dilapidions sans entrave. Nous voulions être les meilleurs, mais enfin, il eût fallu un peu plus de résolutions et de sens du sacrifice pour y parvenir. Il eût fallu oublier nos égos et nous sacrifier en l’honneur du rouge et bleu sur nos poitrines. Pour nous, être du Barça se résumait à signer un contrat d’une centaine de pages, nous présenter devant un stade d’une centaine de millier de têtes, de nous planter sur le vert et de transformer nos bonnes intentions en centaines de buts. Mais un club comme Barcelone n’est pas aussi futile. Être Blaugrana, c’est être l’héritier d’une lourde mémoire collective. Il faut se rendre compte que ce ne sont pas les hommes qui décident. Ici le temps se mesure comme dans l’ère chrétienne : avant ou après JC. Ici JC, c’est Johann Cruijff. 

Les héritiers

L’année 0 c’est 1973, quand JC descendit en terre Catalane. Avec lui et Michels sur le banc,  le Barça redevenait champion d’Espagne après des siècles à attendre. Quand ensuite il revint en Terre Promise en 1988 comme entraîneur, la mystique s’enclencha à nouveau. Avec lui, la malédiction se rompit définitivement. Pour l’année 1992, celle de ses jeux olympiques, JC offrait à Barcelone un titre de champion d’Espagne et une première couronne de champion d’Europe. Avec ce sauveur à la tête de cette autre Dream Team, tout devenait immédiatement culte, même cette façon d’enjamber la barrière publicitaire devant lui à la 111ème minute de ce match à Wembley, puis de pointer son doigt vers les remplaçants pour ordonner les dernières modifications tactiques afin de conserver cet avantage 1-0 obtenu sur un coup franc de Ronald Koeman. Malgré sa grosse colère et son départ en claquant la porte en 1994, il y eut un film à sa gloire, des livres et des documentaires recensant exactement tous les bijoux de l’héritage cruijffien. Cette semaine encore dans «l’Ultim Partit» sur les écrans catalans, Pep Guardiola, en était le légataire universel « je n’aurais jamais été capable de faire ce qu’il a fait lui : sans aucune roue de secours il resta pourtant toujours fidèles à ses convictions. Sans Cruijff, ces 20 dernières années n’auraient jamais été ce qu’elles ont été pour le Barça; jamais il n’y aurait ce qu’il y a maintenant. Il a été le personnage le plus influent. Il a créé une idée commune et transmis du savoir.» Si le Barça était un fruit, il serait une pomme. Si Johann Cruijff était un dieu, il serait Steve Jobs.

Le prophète en son pays

Mais les spectres ne nous quittent jamais. Comme ces figures évaporées , Cruijff est à la fois partout et nulle part. À la différence des Eusebio, Pelé, Di Stefano, Platini ou Beckenbauer, JC se retira ainsi de toutes sortes de dépendances footballistiques. Après son départ du club en 1994, il fuit les responsabilités hiérarchiques - «je n’appartiens à personne»-, et redevint à Barcelone ce qu’il était sur le terrain, c’est-à-dire, un électron libre capable d’accélérer le jeu à tout moment, de surprendre le monde au moindre ballon touché. Ainsi, plutôt que d’être pris dans de trop douloureuses contingences matérielles le contraignant à la réserve ou à la contorsion, il se mit au golf, dirigea sa fondation, reçut les visiteurs désireux d’en savoir un peu plus sur l’art délicat d’être un révolutionnaire en pantalon à carreaux. Tous se bousculèrent pour passer quelques minutes avec le maître, lui soumettre quelques idées géniales, quelques projets secrets. Ainsi à Joan Laporta, il susurra le nom de Franck Rijkaard, puis celui de Pep Guardiola. Rijkaard fut nommé en 2003, Guardiola en 2008 : «je n’appelle personne, mais si on me pose des questions je réponds», explique le spectre. L’homme n’a ni mobile, ni «factbook», ni «twister». Il n’en a pas besoin. Cruijff a l’autorité de ceux qui, retirés du jeu des petites compromissions quotidiennes, n’ont plus rien à perdre, encore moins à gagner. JC s’en fout. Le sauveur c’est lui. Ils n’ont qu’à faire ce qu’il dit.

Au royaume du Danemark

Alors quand à Barcelone on se pose des questions sur ces rois de remplacement qui ont pris le trône d’un autre, on convoque le fantôme de Cruijff et, comme Hamlet devant le spectre de son père, on prend note. Cette semaine on l’a entendu dire des choses (en castillan) sur cette maudite direction Rosell-Bartolomeu et livrer quelques nouveaux aphorismes magiques et mystérieux. Sur Messi et ses ennuis fiscaux «il a été lavé complètement par un monsieur qu’on appelle un juge»,  sur les multiples procédures dont le Barça est l’objet «autant de procès n’aident pas au bon fonctionnement», sur les dernières performances sportives du club «ça me fait de la peine de voir le Barça comme ça. Avec Unicef sur le maillot nous étions le bijou du monde (sic), nous avons perdu beaucoup de prestige», sur les choix sportifs «en neuf ans, nous avons eu deux entraîneurs et maintenant trois en trois ans. Beaucoup de choses ont changé, ce n’est pas facile». Et dans l’aube d’Amsterdam demain matin, quand le spectre s’évaporera à nouveau, les héritiers barcelonais entendront la même chose que le prince du Danemark chez Shakespeare « adieu, adieu ! Hamlet, souviens-toi!» (Hamlet I,4). Se souvenir de JC. Toujours. Ne jamais l’oublier. C’est la tragique histoire de Barcelone. 



mardi 28 octobre 2014

Ancelotisco ou le retour du fils prodigue



Il y a des perspectives qui ne s’apprécient qu’avec le recul et la distance. Le geste le plus intéressant de ce clásico a presque échappé aux caméras. Tant mieux. C’est avec l’imagination qu’on fait les plus beaux chef d’oeuvre. La preuve ? La relation Isco-Ancelotti. 

Les madrilènes aimeraient que le temps s’arrêtent maintenant et que ces trois jours et ces trois nuits passés à célébrer ce glorieux samedi ne s’achèvent jamais. Il y avait longtemps à Bernabeu qu’on n’avait pas vu un Real aussi sûr de lui contre le terrible rival catalan. Il y avait longtemps aussi qu’on n’avait pas vu la meringue tourner aussi bien, même après un but encaissé très tôt. Du temps de Guardiola et de sa bande de gamins affamés, Madrid aurait fait le choix de la défense assiégée. On se serait rassemblé autour d’un défenseur portugais au faciès de coupable et on aurait attendu que passent les orages et les tempêtes. Il aurait fallu à tout prix éviter un deuxième but d’écart qui les aurait effondrés un peu plus. C’était le temps où à Madrid, au coup de sifflet final, on examinait une dernière fois le tableau d’affichage pour s’assurer de la fin de la souffrance. Ouf. Avec ce match nul, le plus dur était passé, on pouvait maintenant aller au Camp Nou le coeur léger. Beaux joueurs à peu de frais, on aurait ensuite dit - au pire - que Barcelone avait bien joué, qu’ils avaient mérité leur victoire, ou - au mieux- qu’on n’avait rien vu, qu’on avait déjà tout oublié. Pour faire passer le temps jusqu’au prochain clásico, on se prendrait alors au jeu de la défense élastique, celle qui s’étire au bord des terrains comme les horloges de Dalí sur le coin des tables, et on rêverait à un nouveau milieu défensif qui nous protègerait encore mieux du temps qui passe. Mais tout cela c’était avant. Avant le retour d’Isco. Avant ce geste.

Isco maravilla

Depuis samedi à Madrid on célèbre quelque chose d’autre. Sur un corner tiré par Rakitic à peine entré sur le terrain, James avait intercepté un ballon qu’il balança ensuite dans l’espace en diagonale vers un gamin aux jambes en forme de O. Accroché à ses pieds tournés vers l’intérieur, la tête penchée en arrière, il tira, tira, sur son train postérieur et se mit à cavaler vers ce ballon destiné à la défense barcelonaise. Bernabeu découvrit les reflets moirés de la perle polie par Ancelotti depuis un an. Il disait de lui alors «Isco est un joueur de grande qualité quand il joue dans l’axe du jeu, mais nous avons besoin qu’il fasse un travail défensif sur le côté». Et c’était bien sur le côté qu’Iniesta et Alves, dépassés par la furie de ce diable lancé depuis 50 mètres, virent Isco mettre le pied sur le ballon et offrir un terrain ouvert à Ronaldo et Benzema. Cette récupération de balle dans le camp adverse sans trahir aucun symptôme de résignation - on devina même de la satisfaction à cette façon de lever les bras en l’air sur le but qui suivit- réveilla dans la tête des vieux habitués de Santiago-Bernabeu des images perdus depuis Juanito (illa, illa, illa, Juanito maravilla devenu illa, illa, illa, Isco maravilla). Ce but fut attribué à Benzema sur les tables des statisticiens, mais décerné à Isco dans les mémoires de ceux qui savent que le plus beau ce n’est pas le présent du but, mais les minutes qui lui ont immédiatement précédé. Ce passé-là était beau comme un passé décisif.

La zone d’Ancelotti

Quelques minutes plus tard, l’heure des hommages et des remerciements approchant, son entraîneur choisit élégamment quel serait le premier à être applaudi par la foule. Le stade n’eut pas besoin de chiffres ni de palette graphique (avec Marcelo, Isco fut le joueur le plus influent selon les experts) pour applaudir son joueur. Comme Di Maria transformé en intérieur à tout faire l’an passé ou Kroos en patron de la relance cette saison, le monde découvrait le travail sous-terrain et invisible de Carlo Ancelotti. Le grand entraîneur se reconnaît à cette façon discrète de convaincre ses joueurs qu’ils ont intérêt à mettre leur égoïsme au service des autres. Au nom de la grandeur personnelle, il parvient ainsi à leur faire changer leurs habitudes et se mettre au service de la cause collective, tout en rendant grâce à leur grandeur d’âme et leur esprit de sacrifice. Avec Isco, Carlo venait de montrer qu’on pouvait rester le génie dribbleur et insolent de Malaga, tout en obéissant à la discipline tactique et collective de la défense en zone. Carlo inventa un milieu défensif composé exclusivement de joueurs offensifs (James-Modric-Kroos-Isco) se replaçant presque aussi bien que celui de Sacchi (Donadoni-Ancelotti-Rijkaard-Colombo). Devant ce mur infranchissable, où les joueurs blancs ne se situaient jamais à plus de sept ou huit mètres l’un de l’autre, les déplacement de Messi ou Neymar furent désamorcés par l’intelligence collective de leurs adversaires. Comme Sacchi avait pris le temps en 1987 avec Ancelotti, fraîchement arrivé de la Roma et qui peinait à s’adapter aux méthodes de l’entraîneur milanais, Carlo avait prit à son tour le temps d’expliquer à Isco ce qu’il attendait de lui et de faire entrer, petit à petit, son football de rue dans celui de la zone. 

Un Hug ou une bise ? 

Alors le plus beau geste de samedi dernier ne fut aucun des quatre buts marqués. C’est l’homme de terrain de Canal Plus Espagne, Ricardo Sierra, qui le vit en premier. Tandis que le réalisateur nous montrait les vivas du public enthousiaste, il coupa la parole aux commentateurs et s’exclama « quel abrazo vient de donner Ancelotti a Isco !» Quel était donc ce geste ? Que venait de faire Ancelotti ? Un abrazo est une sorte d’accolade qu’on se donne en Espagne quand on ne veut plus se serrer la main et qui n’est ni un hug américain, ni une bise façon sud-est de la France. Ce geste d’amitié est utilisé couramment dans les relations sociales pour témoigner d’une affection sincère envers un ami, un parent, un frère. Dans ce pays on n’utilise aucun tic étrange, aucune drôle de façon de se taper dans la main pour se dire qu’on se respecte ou qu’on s’apprécie. On préfère utiliser un geste que tout le monde connaît et dessiner un O autour des épaules d’un frère. Quand Isco sortit posément du terrain il tendit sa main droite à son entraîneur. Celui-ci ouvrit ses deux bras, attrapa son joueur et le serra contre sa poitrine. Cet abrazo n’était pas n’importe lequel. Les deux mains posés dans le dos de ce fils prodigue, on devina la tendresse d’un pédagogue envers un élève reconnaissant, la joie d’un père retrouvant son fils égaré après des mois d’errance. « Mangeons et réjouissons-nous ; car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé !» (Luc, 15). Pendant trois jours et trois nuits, Madrid célébra le retour de la brebis égarée et la naissance d’un nouveau chef-d’oeuvre italien, l’Ancelotisco. 


jeudi 16 octobre 2014

Les jardins de Messi



Voilà dix ans que Leo Messi habite tous nos résumés et tous nos records. Il est le meilleur du monde depuis le jour où il a commencé le football. Mais parfois être le meilleur ne suffit pas. Dans les jardin où Messi a été enfant, les héros ne s’appellent pas toujours Leo. 

On ne devient pas un génie sur n’importe quel terrain vague. Pour retrouver le jardin où nous avons été enfants, il faut prendre son temps, marcher quelques heures et divaguer un peu. Au bord de la route de campagne qui nous mènerait vers ce terrain municipal idéal, il y aurait un mur de vieilles briques irrégulières sur lequel on s’inventerait des armées d’adversaires imaginaires qui nous bombarderaient de talonnades dans la course et de contrôles orientés. On s’appliquerait beaucoup avant de rendre la balle à Pelé, Maradona, Pasarella, Bati, Kempes, et à tous ces héros qui nous accompagneraient dans notre quête du geste parfait. On contrôlerait de l’intérieur du pied gauche et on passerait de l’intérieur pied droit juste devant nous. Contrôle-passe. Contrôle-passe. Ensuite, du droit, sans contrôle, un crochet, but. Après des centaines d’heures de pratiques devant le mur à demi effondré, on arriverait même à ne plus regarder nos pieds du tout. On devinerait où se trouve le ballon juste à l’entendre taper contre la brique et rebondir sur le macadam sec. Puis, le week-end suivant devant les copains et les parents armés de caméscopes, le maillot rouge et noir sur le dos, on se faufilerait si effrontément entre nos adversaires que tous les week-ends on nous appellerait Diego. Même si notre vrai nom, en fait, ce serait Leo. 

Rosario en lui

Léo Messi est né à Rosario et «Rosario c’est une manière exagérée d’être argentin», dit un jour Valdano. Elle abrite le destin méandreux des âmes tourmentées, de ceux qui aiment être fous, mais toujours artistement. Il faut casser beaucoup plus de fenêtres et de pots de fleurs qu’ailleurs pour avoir le droit de voir son visage peint sur le même mur que celui du Che Gevara, de Tata Martino, de Marcelo Bielsa, du Trinche Carlovich, de Fito Paez, del Pocho Lavezzi ou d’Angel Di Maria, tous natifs de là-bas. Léo a beau y avoir lui aussi passé son enfance, il ne leur ressemble pas. Soyons sincère, il est tellement sage, tellement gentil qu’à côté de tous ces révolutionnaires, les couleurs trop fades de son portrait s’effaceraient derrière l’éclat de ceux de ces glorieux voisins. Il est tellement bien élevé que pour se mettre à l’admirer, il faut se forcer un peu. Heureusement qu’il est talentueux. Imaginez un Léo Messi qui n’aurait pas les mêmes dons, la même rapidité, la même voracité. Il n’intéresserait personne et son visage de gamin des campagnes ne séduirait que ses voisines. Pour le secouer un peu Roberto Fontanarrosa, immense auteur de Rosario, lui aurait dit comme dans son livre Púro Fútbol «Tu ne pourras jamais être une idole si tu es trop parfait, mon vieux. Si tu n’as pas un peu de vice, si on ne t’a jamais attrapé en tort...Comment, bon dieu, veux-tu que les gens s’identifient à toi ? Qu’est ce que t’as en commun, toi, avec tous ces singes en tribunes ?»  

Les amours de jeunesse

Il faut dire qu’en plus en Argentine, on n’aime pas trop les jeunes. Les foules ont appris très tôt à ne pas tomber amoureuses de promesses, celles qui quittent le pays à la première occasion. Le public préfèrera toujours confier ses états d’âmes aux vieux lions dont personne ne veut plus en Europe comme Palermo, Verón ou Ortega plutôt qu’aux jeunes premiers élégants et bien élevés comme Banega, Gago ou Messi. Ils embrassent tous leurs maillots quand ils marquent un but devant les Barras Bravas. Mais on sait trop bien ce qu’ils feront, les novices, juste après, quand un Airbus pour l’Europe s’approchera un peu trop près d’eux. Ils s’exileront sur l’autre hémisphère. Et, des années plus tard, au hasard d’une éventuelle sélection avec l’équipe nationale, les plus nostalgiques les retrouveront dans la lumière du Stade Monumental le temps d’une interminable éliminatoire pour un Mondial trop lointain. Ces quelques collectionneurs patients se remémoreront leurs exploits passés, jureront qu’ils les avaient vu un jour il y a des années sous le maillot de River, Boca ou Newell’s. Mais tous les autres, un peu comme ces enfants malheureux qui préfèrent effacer les mauvais souvenirs plutôt que de souffrir pour toujours, diraient qu’ils ne s’en souviennent plus. Maradona, Kempes ou Riquelme, eux, avaient attendu avant de traverser l’Atlantique. Ils méritaient qu’on les pleure, qu’on les aime. En 2000, quand il quitta Rosario pour Barcelone à l’âge de 13 ans, Messi était déjà du passé.

La résurrection de Messi

Cinq ans plus tard, pour son premier match avec l’Argentine, le petit Diego de Rosario, réapparut bruyamment. C’était le 18 août 2005. L’Argentine affrontait la Hongrie en match amical à Budapest. On n’avait un peu oublié ce gamin depuis qu’il avait quitté le pays pour Barcelone il y a quelques années. Comme tant d’autres promesses avant lui, il s’était envolé. Son père, Jorge, l’avait accompagné en Catalogne, laissant le reste de sa famille rentrer à Rosario. Léo y passait chaque année ses vacances. Il avait finalement grandi. C’était à peu près tout. Rien de renversant. Pas de quoi remplir une somme théologique à l’usage des gentils. En Europe ils avaient beau dire que ce Leo Messi serait le nouveau Maradona, à Rosario on s’en méfiait d’autant plus. Les européens avaient-ils jamais compris qui était Diego ? Et puis un gamin de Rosario qui a grandi en Catalogne est-il toujours un gamin de Rosario ? Ne lui avait-on pas proposé de jouer avec l’Espagne ? Certes, le gosse avait choisi l’albiceleste mais l’Argentine, elle, n’avait pas encore choisi Messi. Elle devait juger sur pièce, voir le gamin en costume. 

Une paire de coudes

À la soixante-quatrième minute de ce match il remplaça donc Lisandro Lopez et fit ce qu’on n’attendait plus de lui depuis longtemps. Sur le terrain Ferenc Puskas de Budapest, Lio contrôla le ballon à 40 mètres des buts hongrois, se retourna puis partit balle collée au pied gauche, maillot bleu et blanc dans le vent. Il fit le tour de Vanczak mais le milieu hongrois ne le lâcha pas pour autant. «je l’ai passé mais il a continué à s’accrocher à moi, raconta Lio quelques heures plus tard. Alors j’ai essayé de me détacher pour pouvoir continuer mais l’arbitre a considéré que je lui avais donné un coup de coude». Il faut le voir sur les vidéos lever les bras au ciel et taper sur ses cuisses d’agacement, comme s’il avait été le numéro 10 de l’Argentine depuis sa naissance en 1987. José Pekerman, le sélectionneur de l’époque, comprit immédiatement qui était ce gamin capricieux« Leo a réalisé un dribble pour son premier ballon». Mais surtout, il asséna deux coups de coude dans le visage de son opposant direct. Et pour son premier match avec l’abiceleste après 18 ans d’attente, il vit un carton rouge 30 secondes après être entré sur le terrain. Buenos Aires éclata de rire. Rosario frémit, de joie.

Don’t cry for me Barcelona

À Barcelone, quelques mois plus tôt, le 16 octobre 2004, il avait débuté avec la même insolence dans un derby contre l’Espanyol. On parlait de lui depuis des mois dans les bureaux et les tavernes de la ville. Il y avait, disaient-ils, un gamin encore plus fort que Ronnie, plus rapide, plus précis qui jouerait bientôt en équipe première et qui avait déjà disputé quelques minutes en amical contre le Porto de Mourinho l’année précédente. Fabregas et Piqué avaient quitté le bercail mais lui, la perle de la cantera, était toujours là. Ajouté aux petits Andrés Iniesta et Xavi Hernandez, cette équipe pourrait bien valoir le coup d’oeil dans quelques temps. Enfin, c’est ce qu’ils pensaient. Pour dire vrai, quand ils virent cette puce sursauter d’un ballon à l’autre pour son premier match, ils comprirent seulement pourquoi depuis les catégories inférieures on le surnommait la Pulga, le petit argentin. Installé côté gauche, puis côté droit, numéro 30 dans le dos, puis numéro 19, le gamin sautait partout. Mais à part quelques contrôles élégants, Ludovic Giuly qui arriverait quelques mois plus tard, n’aurait pas à s’inquiéter pour son couloir droit. Pourtant si on avait regardé plus attentivement les réactions de ses aînés on aurait vu quelque chose de prémonitoire. Le sourire de Ronnie ou plus tard l’attitude paternaliste de Thierry Henry à son égard, trahissaient en réalité l’inquiétude des anciens devant l’aisance de cet ado attardé dont il surent, quelques mois avant le commun des mortels, qu’il les enverrait tous à la retraite. Ainsi plutôt que de l’étouffer pour l’empêcher d’éclore, ils firent mine de le protéger et d’en être les grands bienfaiteurs. Le 10 brésilien lui servit ainsi un caviar pour un premier but sur lob salué par une ovation du Camp Nou et de tout le banc de touche du Barça. Hors-jeu. Raté. Alors comme pour montrer que cette passe et cette chorégraphie ne devaient rien au hasard, ils répétèrent quelques minutes plus tard exactement le même enchaînement. Cette fois-ci le gamin était bien aligné et glissa un lob rigolard pour son premier but. Tout le monde debout. Messi sur les épaules de Ronnie. Ce miston était vraiment différent. Différent, c’est-à-dire pas comme eux. Ce qui, pour l’ancien qui vit sous la menace permanente de la ringardise, n’est jamais une très bonne nouvelle.

Le football régressif

En le voyant ainsi n’en faire qu’à sa tête sur les terrains du monde, le storytelling des marketeurs se mit rapidement en place. C’était à notre tour d’en avoir plein les yeux. Des centaines de séquences vidéos tournées maladroitement par des inconnus dix ans auparavant sur des terrains d’enfants, apparurent dans tous les récits, tous les reportages. Sur ces films amateurs en libre accès on y contemplait toujours la même chose : un gosse minuscule à la silhouette familière qui en dribblait des dizaines d’autres et qui aurait pu être n’importe qui. Notre mémoire absorbait ces contenus jusqu’à tous les mélanger. Et l’incroyable se produisit alors. Contre Albacete, Chelsea, Valence ou Madrid, ce n’était plus ce jeune ailier qu’on voyait mais ce gamin-là, celui qui dévalait les terrains vagues dans les vidéos, qui célébrait chacun de ses buts comme si c’était le dernier. Certes le nôtre était un peu plus grand et le terrain d’une autre couleur. Mais tout le reste était pareil, y compris le talent. En fait, ils avaient raison à Rosario. Messi n’avait pas changé, il avait juste grandi. Il suffisait de bien le regarder. L'acculturation européenne n’avait rien effacé de sa nature. Il portait toujours en lui le football sauvage de Rosario, celui où il n’y a ni équipes, ni amis, ni camarades. Quand les autres vivaient à l’heure du football moderne et scientifique, s’entraînaient, se civilisaient, Léo vivait encore dans le monde merveilleux du petit pont aller-retour et du chacun pour sa peau. Comme nous à la grande époque, il voulait toujours jouer, absolument tous les matchs, ne jamais aller se coucher. Sauf que lui le faisait maintenant en première division. 

La maquina du Barça

Le drame c’est qu’à côté de lui, tous ces joueurs qu’on pensait grands, devenaient tout à coup normaux. Marquer 20 buts par saison n’avait plus rien de si héroïque. Même Ronnie abandonna le football et se jeta dans la nuit catalane au moment même où Messi allait devenir grand. En fait, ce n’est pas Barcelone qui domestiqua Leo mais plutôt Leo qui ensauvagea Barcelone. Exemple. Un soir de mai 2009, Guardiola s’enferma dans son bureau. Examinant le nombre infini de vidéos dont il disposait sur le Real Madrid de Juande Ramos, son adversaire du lendemain, il cherchait la solution. Tout à coup il prit son téléphone «Léo, c’est moi Pep, il faut que je te dise quelque chose d’important. Viens ici, maintenant». Le petit 10 accourut à l’appel de son chef. Arrivé sur place, Pep l’installa devant lui et lui révéla un secret «Demain à Madrid tu vas commencer sur le côté comme toujours. Mais quand je te ferai un signe tu passeras dans le dos des milieux et tu bougeras dans cette zone là.» Le lendemain il prit un instant pour au moins avertir Xavi et Iniesta «si vous le voyez devant les défenseurs, n’hésitez pas à donner le ballon à Léo pour qu’il aille tout droit vers Iker». Après 10 minutes de jeu et un but madrilène marqué, il fit ce fameux signe. Messi s’installa à son nouveau poste. Le traditionnel 4-3-3 barcelonais explosa. Metzelder et Cannavaro, les défenseurs madrilènes, furent immédiatement emportés par la déflagration. Le 2 mai 2009, le Barça écrasa le Real chez lui 2-6 grâce au falso 9 et entama sa folle série de titres, de gloire et de révolutions. Le Barça de Guardiola gagnera 14 trophées de 19 disputés et Messi, resurgissant ainsi dans l’axe sous n’importe quel prétexte, brisa un à un tous les records et toutes les rigidités tactiques possibles. Il y eut Pedernera à River, Hidegkuti chez les Hongrois, Di Stefano au grand Real, Laudrup chez Cruyff, il y aurait maintenant Léo au Barça.

Maudite Argentine

Alors évidemment en Argentine on lui en voulut un peu de tout ce numéro. Un 10 argentin qui ne brille ni avec Boca ni avec la sélection ne mérite pas d’être souvenu au-delà d’une ou deux décennies. Ils réclamaient beaucoup plus que quelques buts ou quelques passes décisives en éliminatoires pour donner leur amour. Eux aussi voulaient perdre la raison et devenir fous. Ils n’attendaient que ça. Pourtant Léo dut patienter sept ans avant de briser la glace, avant de finir de prouver qu’il était toujours le gamin qui avait quitté Rosario quelques années plus tôt. La fêlure se produisit lors d’un match amical en 2012. En marquant un hat-trick contre le Brésil, il avait battu à lui tout seul l’ennemi héréditaire. Après 70 matchs à douter de lui et de ses motivations, les hinchas argentins entérinèrent l’exploit et entamèrent enfin le long processus d’adoption du gamin de Barcelone. La Coupe du Monde au Brésil finit de payer la dette que Leo avait contracté avec les coeurs de son pays le jour où il avait osé devenir le meilleur du monde beaucoup trop loin de chez eux. En portant son équipe jusqu’en finale du Mondial, Leo Messi était enfin digne d’amour «Nous avons redonné à l’Argentine la place qu’elle mérite» dit-il après le match. Léo rentrait au pays. Mais pour combien de temps ?

Les enfants de Léo

Combien de matchs devront passer avant qu’il ne disparaisse à nouveau ? Dans dix ans, quand on nous montrera les résumés du week-end et qu’on ne verra plus ce minuscule ailier droit débouler devant les défenses et claquer des grands coups de fouets dans les lucarnes opposées, Leo Messi nous manquera-t-il ? Regretterons-nous tous ses buts et tous ses records ? À Rosario, sans doute, ils se souviendront de ses crochets et de ses accélérations sur le terrain vert. Ils parleront encore de ce 2-6 ou de cette finale contre l’Allemagne mais dans un soupir, ils regretteront toujours qu’il ne leur eût jamais offert un Mondial. Tous ces buts et tous ces exploits étaient beaux. Ils les avaient impressionnés, ils l’admettront. Mais, au fond, leur étaient-ils destinés ? Ils auraient aimé le voir souffrir au moins une fois juste pour pouvoir lui ressembler un peu et ainsi percer le mystère inhabituel de ce génie silencieux. Ils diront, pour s’excuser de tant d’ingratitude, que c’est à cause des dirigeants argentins et puis de toute cette pression que le petit Messi ne put jamais jouer libéré avec l’Albiceleste. Ils s’en voudront même peut-être d’avoir autant exigé d’un gamin de 25 ans. Il n’y pouvait rien, il était comme ça. Et puis sur cette conclusion réalise ils s’installeront devant leur écran, l’oublieront un peu et en voudront cette fois-ci aux autres jeunes qui s’en iront. Dans les jardins, les gosses feront rebondir à leur tour le ballon contre le même mur de briques. Au moment de marquer leurs buts imaginaires, se prendront-ils pour Léo Messi ? Non. Dans les jardin où nous avons été enfants, tous les gamins s’appellent toujours Diego.


jeudi 9 octobre 2014

Ici c'est Paris, à paraître le 16 octobre 2014


Parce que le football c’est la vie qui exagère un peu mais c’est la vie quand même, Thibaud Leplat a fait de ce drôle de jeu un terrain d’expérience et d’observation unique pour comprendre à quoi tout cela rime. Ses études de lettres, de philosophie et son diplôme de Sciences-po mélangés à son goût pour les matchs qui n’en finissent plus, pour les odeurs de pelouses et le bruit de tribunes qui vibrent, ont fait de chacun de ses ouvrages une prolongation émotionnelle de ce qu’il se passe quand autant de gens à la fois se mettent à faire exactement la même chose, exactement au même moment. Après la rivalité entre Real Madrid et FC Barcelone et une biographie remarquée de José Mourinho, il a consacré son nouvel ouvrage à l’identité et aux valeurs d’un club unique, celui de son adolescence, le Paris Saint Germain.

Dans Ici c’est Paris il s’est penché sur ces gestes, ces sensations, ces souvenirs en commun qui peu à peu ont construit la mémoire d’un club et sa mythologie. Il ne s’agit pas d’un livre d’histoire classique dans lequel on repasserait froidement et mathématiquement les grands exploits du passé mais plutôt d’un livre vivant dans lequel pour la première fois la mythologie d’un club, c’est-à-dire ses souvenirs mais aussi ses fantômes, ses paranoïas et ses obsessions, est ressuscitée. Ce livre est dédié aux quatre millions de personnes qui suivent chaque semaine ses matchs à la télévision, aux 48000 passionnés qui s’installent dans ses tribunes, à tous ceux qui savent pourquoi ils aiment ce club, mais aussi surtout, à tous ceux qui l’aiment, et ne savent même pas pourquoi. 


Ici c’est Paris parce que quel club, quelle ville pourrait en dire autant ?

Sortie le 16 octobre 


samedi 27 septembre 2014

Ancelotti, l’entraîneur en plastique



Il aurait pu hurler, partir, claquer la porte, écrire un livre et en vouloir au monde entier. Mais plutôt que de faire un scandale à la fin de l’été, Carlo Ancelotti a préféré se taire et s’adapter. Mais de quel bois est fait Ancelotti ? 

Voyez comme ils crient, comme ils font de grands gestes et comme ils sifflent dans leur doigts. À leurs visages rougis et à la forme des auréoles qui se dessinent sous leurs bras, on devine un fossé toujours plus profond entre ce que qu’ils voient et ce qu’ils auraient voulu voir. Seuls dans leur zone technique, c’est-à-dire seuls au monde, ils font des dizaines de pas pour aller hurler des consignes inaudibles à un milieu de terrain trop dispersé, à un attaquant trop désinvolte. La cravate dénouée et devant le peu de cas que leur font leurs soldats, ils se rabattent finalement sur leur aide de camp, le latéral droit, le seul soldat qui est toujours à portée de voix, à portée de balle. Tant pis pour lui, il souffrira pour les autres. Si aucun entraîneur n’a jamais gagné un match seul c’est parce qu’aucun entraîneur n’aura jamais le droit d’enfiler un maillot pour aller lui-même se substituer à ce pivot défaillant, à cet ailier étourdit. Quand les lumières des caméras sont sur eux, ils ressemblent à ces insectes noctambules qui prennent la lumière des néons pour celle de la Lune. Et la lumière une fois éteinte, ils font semblant de tout contrôler et nous de tout comprendre. Nos ampoules sont leur clarté, leurs vessies sont nos lanternes.   

Polysémie et Polyuréthane

Bien sûr parfois ils gagnent, alors on se dit qu’ils doivent bien y être pour quelque chose, les moustiques. Maintenant qu’on vit au temps des entraînement à huis-clos et des murs de béton autour des terrains d’exercice, ils ne nous reste que des matchs en replay et quelques conférences de presse pour séparer le bon grain de l’ivraie, pour tâcher de comprendre quelque chose aux énigmes tactiques proposées tous les trois jours, pour confondre le héros et le charlatan. Avec Carlo Ancelotti, tout est plus compliqué. Il fait si peu de gestes au bord de la pelouse qu’on se demande réellement ce qu’il dirige. Comment ? Un entraîneur qui ne sait même pas siffler ? Qui reste les mains dans les poches ? Qui discute avec ses voisins, bien installé dans son siège baquet au lieu de s’en prendre au quatrième arbitre ? Même Sacchi parfois s’énervait, même Mourinho, même Guardiola, tous communiquent avec le terrain, tous gigotent, tous finissent toujours par s’énerver. S’ils ne dirigent pas, au moins, ils ont l’air de diriger et ça nous suffit largement. Pire encore, quand on lui supprime Özil, qu’on lui colle Bale, qu’on lui enlève Alonso ou qu’on lui administre un James Rodriguez ou un Navas, il ne se plaint même pas. Quand, par hasard, il prévient qu’il n’a pas besoin d’un attaquant supplémentaire (pour ne pas vexer le chat Benzema), on lui colle un Chicharrito dans les pattes. Et lui ne dit rien, encaisse, réfléchit, s’adapte. Et à la fin de la saison, gagne la Ligue des Champions.

Polyvalence et Polystyrène

Au lieu de s’énerver quand les chiens en veulent à l’absence totale de logique sportive du recrutement du Real et qu’ils agitent le foulard de Makélélé en 2003 pour dire adieu à Özil ou à Xabi Alonso, il préfère inventer lui-même le joueur dont il a besoin. Ainsi l’an passé, le petit ailier foufou Angel Di Maria, qui par miracle n’avait pas quitté le club, se transforma tout à coup en cet intérieur génial qui manquait à l’effectif. Aux côtés de Modric et Alonso, on n’avait pas vu milieu plus intelligent depuis la Quinta. Quand les imbéciles s’imaginent que dans les grands clubs il faut «doubler tous les postes», comme si un joueur professionnel était un ouvrier spécialisé enchaîner à sa chaîne de montage, Carlo (et Guardiola, et Sacchi, et Michels, et Van Gaal) lui, fait exactement l’inverse. Plutôt que de rendre tous les joueurs substituables, ils les rend tous indispensables. Il leur apprend à aimer d’autres responsabilités. Voilà comment Di Maria put évoluer à la fois ailier gauche, intérieur ou même «mediapunta» comme ils disent en Espagne, c’est à dire dans l’axe, juste derrière le ou les attaquants. Voilà comment Isco, l’enfant sauvage de Malaga, est en train de devenir le métronome du milieu madrilène. Certes contre Elche, mardi dernier, il perdit quelques ballons en tâchant d’accélérer le jeu à 40 mètres, mais il fut très rarement hors du tempo, rarement loin de Cristiano. Il sut donner parfois de la pause, parfois de l’accélération et puis créer de l’espace devant lui. On aurait dit Maria.

Polymorphisme et Polyéthylène

L’autre miracle de mardi et peut-être le plus beau, ce fut Asier Illaramendi, joueur le plus influent du match selon Opta mais aussi selon ceux qui l’avaient vu l’an passé se prendre les pieds dans Xabi Alonso. Le joueur qui a évolué hier en 4, c’est-à-dire en administrateur juste devant la défense, n’a plus rien à voir avec ce gamin angoissé qui ne donnait des ballons qu’aux latéraux il y a quelques mois. Mardi on l’a vu réaliser ce qui est le plus difficile à ce poste : tirer des passes en diagonales à travers les lignes adverses (plus de 50 passes vers l’avant dont quelques vrais caviars vers James et Ronaldo). Modric n’eut même pas besoin d’entrer faire le pompier au milieu, le grand Asier se débrouillait très bien tout seul. Alors on peut toujours continuer à dire qu’Ancelotti, en fait, n’est qu’un bon politique, que s’il a gagné trois ligues des Champions comme entraîneur, c’est surtout grâce à ses présidents, que s’il est encore là c’est parce qu’il est aimé de ses joueurs. Mais si Ancelotti n’a pas de statuts de cuivre à son effigie, ni de principes en marbre auxquels ne jamais déroger, c’est qu’il est fait d’une matière toute différente, plus souple, plus malléable. Il n’offre aucune recette, aucune méthode figée. Il est le spectacle de son propre aboutissement. Carlo fait mieux que la nature en accomplissant des alliages inattendus. Il est à la fois chêne et roseau, souple et résistant. Il est fait, comme dirait Roland Barthes, «essentiellement (d’) une substance alchimique». Mais Ancelotti ce n’est ni de l’or, ni du plomb. Ancelotti, c’est du plastique. 

lundi 22 septembre 2014

Paris contre Paris


Pour une fois, le plus intéressant du match d’hier soir ce n’était ni Cavani, ni Sarkozy, ni Laurent Blanc. À la fin du match d’hier soir on a entendu autre chose. On a retrouvé le bruit de Paris

Et ils gagnèrent presque tout. À cause du PSG et après tant d’années de silence, Paris devenait favori partout où il passait. Il ne pouvait plus se contenter de sortie honorable, de stades aux trois-quart vides, de remporter un ou deux matchs, d’être héroïque devant Reims, Saint-Etienne ou Nantes avant de disparaître pour de longs mois à l’ombre d’un beaucoup plus grand ou d’un beaucoup plus célèbre que lui. Paris SG, parce qu’il était le club de Paris, devait gagner ou perdre mais toujours avec grand bruit, jamais dans la discrétion. L’affaire était entendue. Qui supporterait un Paris moyen, commun ? Qui accepterait que le nom de la ville de toute la France ne fût pas craint partout où il passerait ? Le club de cette ville préfèrerait même les railleries et les indignations à l’indifférence et l’oubli. C’est au sommet qu’il se sentait le mieux. Parce qu’une fois installé sur les cimes, Paris aime jeter à nouveau son condamné dans le vide juste pour le plaisir de le voir tout recommencer. C’était l’été 73, une bande de trentenaires à chemises roses dirigée par Daniel Hechter se planta devant le football français d’avant Saint-Etienne, d’avant l’OM, d’avant les parvenus et jetaient au visage des présidents rances et des odeurs de renfermés leur ambition pour Paris, leur amour du jeu, leur plaisir d’être ensemble. Ensuite ce fut Borelli en 1978 qui prit la place sous le rocher puis Canal Plus en 1991: « enfin, répétaient-ils, il y aurait un grand club à Paris». Puis ce fut Colony Capital en 2006 qui s’y risqua. QSI en 2011. Paris SG c’est Sisyphe qui monte, qui descend. Qui remonte et qui redescend. 

Aux donneurs de leçon

Alors quand Thiago Motta osa avouer son ignorance de la victoire en Coupe des Coupes 1996, quand Bernard Lama en voulut ensuite à son inculture, à celle de ses dirigeants, quand Motta fit le lendemain ses excuses pour avoir effacé de sa mémoire une coupe qui n’existait plus, quand Blanc en voulut aussi «aux donneurs de leçon dans cette salle et ailleurs», quand après un match qui semblait plié contre Lyon, PSG se mit à trembler pour rien, à se promener au bord du précipice et vit sa première défaite de la saison quand Tolisso arma sa frappe à bout portant (87ème), on se dit qu’au fond, les choses n’avaient pas vraiment changé. Paris venait de retrouver le PSG, son enfant sauvage. Vous aurez beau le flatter, le gâter, anticiper le moindre de ses désirs, l’ingrat finira toujours par vous mordre, vous faisant regretter d’avoir été trop patient ou trop généreux. Et vous l’abandonnerez, encore. Ainsi ce nouveau PSG ne perdrait plus jamais. On aura aimé y croire, comme on croit au paradis ou à la Providence. Le nouveau PSG serait enfin à la hauteur de sa ville, on s’y était préparé. Les parisiens seraient enfin soulagés et, une bonne fois pour toute, arrêteraient de se plaindre. Mais hier soir, Paris n’a pas gagné et quand le coup de sifflet final retentit, des tribunes descendit ce bruit assourdissant qui tournait dans le Parc jusqu’à atteindre chacun des joueurs rouge et bleu à la nuque et au tympan. À la fin de ce PSG-Lyon sans ivresse, sans révolte, on retrouva le bruit assommant des soirées maudites. Paris était furieux. Il réclamait le retour de son PSG.

Paris-Sans-Gêne

Car le passé ne disparaît pas. Il reste sur place. C’est au détour d’une occasion manquée, d’un résultat décevant ou d’un mot malheureux que Paris se remet à creuser. Ce que l’on pensait pour toujours disparu, surgit alors sous nos yeux, comme ces villes romaines réapparaissant sous les coups de pelleteuse des chantiers de modernisation des villes contemporaines. Alors on est obligé d’interrompre la construction et de mettre à contempler la permanence des fondations anciennes sous la fragilité des structures contemporaines. Sous le Paris SG d’aujourd’hui, il y a toujours cette folle ambition d’un club de football prétendant porter partout dans le monde le nom de la ville de tous les français, la ville de 89, de Quatre-Vingt-Treize, de Baudelaire, de Sarko. Mais si le Paris-Saint-Germain est un club résilient, c’est qu’il a le sans-gêne de l’imposteur de génie, le talent du conteur habile et aguerri. Dans ce club il y a toujours aujourd’hui ce que Christian Montaignac appelait le «Paris Sans Gène» dans L’Equipe en septembre 1973. « Mais pourquoi Paris Sans Gêne ? Parce qu’il s’y passe toujours quelque chose de curieux et d’estimable qui ne court pas d’ordinaire les terrains. Parce que l’argent est là, mais que ceux-là même qui l’avancent savent qu’il ne fait pas le football. Parce qu’on s’y amuse sérieusement, sans se prendre au sérieux, sans cesser d’intriguer un petit monde qui ne va pas tarder à admettre que le PSG est un vaccin prêt à inoculer seulement de l’enthousiasme». Paris ne se lassera donc jamais d’en vouloir à son Paris SG. De le regarder monter, puis descendre. Remonter, puis redescendre. 




lundi 15 septembre 2014

La rançon de Grégoire Puel




Grégoire Puel est-il nul ? Claude Puel a-t-il raison de s’obstiner à titulariser son fils au mépris des protestations ? Faut-il négocier avec une foule en colère ? On s’en est posé des bonnes questions ce week-end.

Au moment d’enfiler son maillot et d’entrer sur cette maudite pelouse, il sentit forcément le poids de la condamnation populaire tomber d’un coup comme une lame aiguisée sur la nuque. Ils n’étaient pourtant pas venus si nombreux ce soir de septembre, à peine 18.000, pour assister à cette exécution. Un espoir naquit dans l’esprit du malheureux quand il vit que certains avaient emmené leurs enfants et les avait installés à côté d’eux, dans les quart de virages des tribunes de ce stade au nom d’assurance-vie, sandwich dans la main et écharpe autour des yeux. Ainsi accompagnés de leur marmaille, espérait le condamné, ils n’oseraient pas insister, ils ne s’autoriserait pas les invectives de la semaine passée, de celle d’avant et de celle d’encore avant. Ils retrouveraient la raison et, s’ils ne se résoudraient pas à le gracier cette fois-ci, au moins garderaient-ils un silence respectueux quand ils entendraient son nom dans les haut-parleurs. Même les taureaux avaient droit au respect. Alors pourquoi pas lui. Quand on est Grégoire Puel, on se dit que les brailleurs s’épuiseront, qu’un ou deux buts les feront disparaître. On se dit que votre stade finira bien par vous oublier et cesser de vous insulter, de vous moquer, de vous conspuer. Ils finiront pas se taire et même un jour de Printemps, peut-être, vous encourageront-ils à nouveau. 

Au nom des arrivistes

Samedi soir, Grégoire Puel était bien sur la feuille de match au coup d’envoi de ce Nice-Metz. Il avait bien la responsabilité de la bande droite du terrain. Il avait même pris du galon dans ce 3-5-2. Il devait se projeter vers l’avant, comme ils disent sur les plateaux de Canal Plus, c’est-à-dire donner de la largeur et de la profondeur au côté droit de son équipe. Si on avait voulu, on aurait même vu un rôle à sa mesure lui permettant de jouer enfin à son poste - milieu droit - et de laisser derrière lui tous ces fantômes qu’ils traînaient à chaque fois qu’il était titularisé en défense par son père, Claude Puel. Mais cette responsabilité nouvelle n’était rien à côté de la sentence qui pesait sur lui depuis des semaines. À Nice, Grégoire Puel ne joue pas contre les adversaires du jour, il joue contre son public, son stade, ses voisins. Et c’est toujours le même reproche qu’on lui adresse. La chose est fixée, inévitable. L’héritier ne sera jamais l’un des leurs parce que, même s’il avait réalisé quelques stages d’été dans les ateliers, qu’il avait même démontré un certain talent et une sincère motivation, le nom qu’il porte exige beaucoup plus et le condamne à ne jamais être un inconnu parmi d’autres. Le fils du roi est toujours plus obligé que les autres. On ne se libère jamais de ses responsabilités dynastiques. C’est l’avantage de l’arriviste sur l’héritier, son nom est encore à construire. 

La meute

Pourtant, même en 3-5-2, il faut bien défendre un peu. Alors qu’au milieu, il jouait juste et plutôt finement, tout à coup il devenait quelqu’un d’autre au moment de passer la ligne médiane dans le sens inverse et qu’il devait alors faire face à ces milliers de gorges qui, au mieux, lui riaient au nez, au pire lui crachaient au visage. Il paniquait. Chaque prise de balle en défense, chaque appel était une épreuve à relever. La vie est longue quand dans votre maison on guette la moindre de vos hésitations pour ricaner et vous humilier un peu plus. Chacune de vos approximations, de vos contrôles hésitants, de vos appels contrariés devient une charge supplémentaire contre vous et de laquelle il va falloir répondre au prochain contact avec le ballon. Grégoire n’avait rien à dire pour sa défense ou alors personne ne l’écoutait. L’affaire était entendue. Le coupable c’était l’entraîneur, son père. Il avait perdu le sens de l’équité au profit de celui de la famille. Et la justice populaire tourna au lynchage. Pendant toute la première mi-temps, on entendit des pères hurler sur le fils d’un autre comme ils l’auraient fait sur un animal perdu  «Regardez comme il est nul ! regardez comme il est seul ! Voyez comme il est la honte de notre clan ! Chassez-le d’ici !» Alors les plus courageux, s’installèrent au milieu d’une foule anonyme et, au lieu de demander la tête du roi, demandèrent celle se son fils. 

Oublier Puel

En seconde mi-temps, Claude soulagea Grégoire en 4-3-3, l’allégeant de sa fonction défensive. La prestation du fils fut loin d’être ridicule. Presque admirable compte tenu des circonstances. Plutôt qu’à l’encourager, la foule s’obstina malgré tout à conspuer son nom quand Puel remplaça Puel par Eysseric à la 64ème. Avant de regagner son banc, le bel indifférent leva les mains au ciel et remercia une dernière fois le public de son soutien. Le jury le conspua un peu plus encore, voyant dans ce geste naïf et audacieux, le dernier forfait de l’imposteur quittant la scène. Le roi Puel avait fini par céder et reprenait le corps de son fils sous les huées. Il n’y avait pourtant rien de déshonorant à offrir le repos à celui qui aurait juste aimé qu’on l’oublie un peu. Puel venait de lui offrir «une chance de se libérer de l’obligation d’être toujours le héros, comme on attend toujours de moi que je sois le roi. Pour enfin assumer la charge plus légère d’être simplement un homme. C’est peut-être ça le vrai cadeau que je dois lui faire, c’est peut-être ça la rançon» (David Malouf, Une Rançon). Grégoire Puel mérite-t-il d’être conspué par les siens ? Poser la question c’est déjà y répondre. Peu importe la cause. Ce qui compte c’est l’effet. 



lundi 8 septembre 2014

L’Espagne et son vieux

L’Espagne joue ce soir un nouveau match sans son maître-horloger. Depuis que Xavi Hernandez n’est plus au centre de cette équipe, elle a perdu sa joie et son rythme. Est-ce d’avoir trop ri ? trop joué ?

Il ne dit rien quand, en juin dernier, quelques minutes avant ce match, il ne vit pas son nom sur le grand tableau du vestiaire du Maracana. Il enfila tout de même son numéro 6 mais le dissimula sous une chasuble qui tout à coup sembla peser des tonnes. L’heure avait sonné. L’Espagne jouerait sans lui contre le Chili. Elle préférait essayer autre chose, laisser la place à un autre un peu plus jeune, un peu moins vieux. Comme ces anciens qui parvenaient à s’en aller sans bruit et sans histoire, tant ils nous avaient convaincus qu’ils n’étaient pas indispensables, Xavi Hernandez s’assit sur un banc au milieu des autres pour y regarder la pendule d’argent. Santi Cazorla avait pris sa place à l’intérieur du mécanisme, dans ce qu’en Espagne ils appelaient «la salle des machines». Sans doute pensèrent-ils encore qu’il suffirait de changer les pièces pour relancer la trotteuse du cadran, pour que la sélection Rouge se remette à tourner comme elle le fit pendant 8 ans. L’Espagne construisait depuis des années des nouveaux Xavi. Il était temps que les jeunes prennent le pouvoir. Il était temps de vivre sans lui.

Au pays des Anciens

Mais en Espagne on n’abandonne pas ainsi ses vieux. Dans le pays le plus âgé de l’Union Européenne, où le taux de fécondité (avec la Pologne et le Portugal) est le plus bas, où on est père de famille pour la première fois à 35 ans, les vieux ne sont pas ces gens installés dans leur salon qui grèvent les comptes de la Nation. En Espagne les anciens n’ont jamais rien à reprocher aux plus jeunes. Dans le secret des déjeuners du dimanche midi, ils soutiennent l’économie familiale avec leur maigres retraites (980 euros en moyenne contre 1300 en France). Ce sont eux qui remplissent les marmites et les verres vides. Ensuite ils vous entraînent, le soir tombé, prendre le frais pour vous raconter des histoires. Certains, comme la famille de Joaquín Hernandez, le père de Xavi, quittèrent un jour l’Andalousie (Almería) pour trouver du travail dans les usines catalanes. D’autres étaient restés au pueblo, guettant de jours meilleurs. Jamais personne ne s’étaient plaint, insistent-ils. Alors, malgré les offres de New York, l’intérêt de Van Gaal ou les attraits de l’exil australien, Xavi préféra rester à la maison pour regarder grandir sa descendance, chez lui à Barcelone, avant de s’évaporer sans bruit.

Le bon temps

De temps en temps il attrape ainsi quelques minutes comme contre Villarreal le week-end dernier (il rentre à la 75’, Sandro marque cinq minutes plus tard, victoire 1-0). Alors comme par magie, on entend à nouveau le tic-tac d’antan. On retrouve cette façon de construire des triangles équilatéraux partout où il se trouve, de créer du mouvement dans un milieu surpeuplé, de demander le ballon dans les pieds, de tourner la tête à gauche, à droite, de contrôler puis de la donner toujours exactement dans le bon tempo. Mais quand on veut grandir la nostalgie est envahissante. Alors jeudi dernier, pour le premier match de l’Espagne depuis le Mondial contre les Bleus, Xavi n’était pas sur la feuille de match. Ils disaient en Espagne, que le vieux avait renoncé à la Selección. Peut-être. Mais sur le terrain, en fait, on vit que c’était la Selección qui avait renoncé à Xavi. Parfois Koke et Fabregas parvenaient à accélérer les révolutions du cuir sur la pelouse, mais le ballon s’égarait ensuite dans une profondeur mal mesurée, dans un ballon qui, à l’époque, aurait été joué dans l’intervalle jamais dans l’espace. Cette façon d’installer Fabregas à la place du vieux, de le reculer un peu pour s’accorder aux appels en profondeur de Diego Costa, de jouer dans les zones vides plutôt que sur les positions pleines, était peut-être un peu plus réaliste, plus adapté à l’effectif qui était sur la pelouse, plus rapide, plus moderne. Mais sans son vieux Xavi, l’Espagne est devenue une mécanique normale, presque vulgaire. Vicente Del Bosque tente bien aujourd’hui de nous consoler « il n’y a pas qu’un seul style de jeu. Il y en a beaucoup, nous n’avons renoncé à aucun d’eux.» Il va falloir pourtant s’y faire. Même en Espagne les horloges d’argent finissent pas casser. Et les vieux par partir.

http://www.sofoot.com/l-espagne-et-son-vieux-188785.html