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lundi 14 juillet 2014

À l’ombre des héros

Lundi 14 juillet 2014
Argentine-Allemagne (finale)
Victoire allemande




La Coupe du Monde 2014 c’était hier. Il est temps de plonger dans notre mémoire et d’organiser toutes ces images pour ne pas trop en oublier. Les souvenirs de la finale de la Coupe du Monde 2014 reposent sur les étagères les plus précieuses de notre mémoire, celles de notre enfance. 

Ce Mondial vient d’entrer dans le coffre de nos vieux souvenirs d’enfants. Quelques heures étaient passées mais il semblait déjà que ce fût un siècle qui nous séparait du bon temps. C’était hier et c’était déjà il y a des années. Quatre ans c’est interminable quand on est encore un enfant. Noël est toujours dans trop longtemps et les grandes vacances de fin d’année sont toujours trop courtes. Patienter de septembre à juin nous était impensable tellement la durée qui nous séparait de la fin de l’année semblait infinie. Il allait se passer tellement de choses désagréables avant qu’on soit tranquille : le premier, le deuxième, le troisième trimestre, les moyennes, les féloches, les avertos. Il y aurait tellement de devoirs à rendre qu’on était même prêts à renoncer aux grandes vacances pourvu qu’on évitât ainsi les problèmes de maths et les dictées. Quand on est enfant le temps ressemble à un océan infranchissable rempli d’interros surprises et de contrôle de maths. On en finit jamais de toutes ces leçons à apprendre, de toutes ces épreuves qu’on nous inflige. Alors imaginez un peu, quand, après quatre ans d’épreuves, juste au début des vacances d’été, arrivait un Mondial... L’évènement prenait tout à coup une importance mythologique. 

Elle s’appelait Sophie, Delphine ou Déborah

On se souvient de son premier mondial comme de sa première amoureuse. On se souvient très clairement que c’est elle qui nous avait emmené derrière ce platane et que c’est elle aussi qui nous avait pris la tête à deux mains et nous avait embrassé la première. Au début on avait trouvé cela un peu dégueu mais, après quelques secondes passées à tourner la tête comme dans les films, on avait fini par succomber à sa maîtrise de l’art de la galoche. Elle s’appelait Sophie, ou Delphine ou Déborah. On ne souvient plus vraiment de son prénom. Mais il y a une une chose dont se rappelle très bien. Il faisait très chaud et c’était la Coupe du Monde en Italie. Oui voilà, c’était en 1990, la France n’était pas qualifiée mais à vrai dire, on s’en fichait un peu, on ne savait pas ce que voulait dire la France en Coupe du Monde. On n’avait pas encore été champion du monde. Cette année-là nos héros s’appelaient Gary Lineker, Chris Waddle, Carlos Valderrama, Roger Milla, Toto Squilaci et Diego Armando Maradona. On ne savait pas où était la Colombie ou le Costa Rica, on n’avait jamais entendu parler de Maracanazo, du match de la honte ou de France-RFA 82, mais on savait que la finale se jouerait à Rome et on avait absolument tout regardé pour être sûr de ne jamais rien oublier. Même les prolongations, alors que c’était l’heure d’aller dormir. Même la finale Allemagne-Argentine, alors qu’on n’était même pas pour eux. C’était le match d’il y a 24 ans. Et c’était aussi celui d’hier.

Avoir 10 ans pendant un Mondial

De quoi se souviendront les petits qui ont regardé le Mondial pour la première fois cette année ? Il y en avait plein les tribunes de Belo Horizonte pour Brésil-Allemagne en demi-finale. Ils pleuraient comme si leurs parents les avaient abandonnés au milieu d’un centre commercial, comme si Neymar avaient été capturé par d’étranges monstres venus du ciel et l’avait emporté très loin d’ici. Quand on a 10 ans on sait ce que c’est que d’avoir le coeur brisé. Plus tard on prendrait un air attendri en riant de tous ces motifs futiles qui comme eux nous avaient fait pleurer à l’époque. Mais à l’instant de l’enfance, toutes ces éliminations et tous ces drames sportifs, semblent insurmontables. Quand on a 10 ans, notre imagination n’est pas assez vaste encore pour se figurer que, quatre ans plus tard, la même compétition se reproduirait et qu’il sera alors temps de prendre sa revanche. Il n’y a que les grands qui se consolent en parlant de patience. Ils s’imaginent que quatre années à attendre ce n’est pas si grave. Mais quand on a 10 ans et que son équipe vient de perdre 7-1 devant ses yeux, tout est beaucoup trop grave. Une peine d’enfant est toujours inconsolable 

Du côté de chez Kroos

Notre imagination est «comme un orgue de barbarie détraqué qui joue toujours autre chose que l’air indiqué» (M. Proust, Du côté de Guermantes). Pour profiter de la beauté de cette mélodie déglinguée il faut apprendre à s’éloigner de tous ces résumés et toutes ces images qu’on impose à notre mémoire. On ne résume pas son enfance en un clip de 2’30. Pour se souvenir correctement il faut se laisser aller à la rêverie. Apprendre à flâner dans le monde des sensations passés. Dans 4 ans, dans 8 ans, dans 12 ans, aucun résumé n’en parlera, mais on n’aura certainement pas oublié la façon religieuse dont Toni Kroos, le joueur allemand au visage de premier communiant, posait son ballon sur la pelouse. Il le laissait sur le tapis vert  au pied d’un poteau de corner comme il l’eût fait d’une offrande au pied d’une Sainte Vierge imaginaire. Il est impossible d’oublier cette façon d’entamer cette course d’élan; quelques petits pas rituels pour entonner le rythme qu’il faut, les yeux fixés sur le cuir et la tronc quasi immobile, il amorçait trois pas et frappait la balle comme on eut donner une tape dans le dos à un copain un peu timide dans une cour de récré. Sans lui on n’aurait pas osé abandonner la partie de foot sur le bitume pour se retrouver seule avec une fille qui se serait sans doute appelée Sophie, Delphine ou Déborah. On n’aurait pas voulu être démasqué. 

L’art de l’hypoténuse

L’élégance de Toni Kroos est un souvenir délicat qu’il faudra soigner comme on soigne encore les récits de nos meilleurs chahuts en cours de maths. La courbe du ballon frappé par le joueur allemand, ressemblait à ces longues leçons de géométrie où, avec nos équerres, nos rapporteurs et nos compas, nous découvrions les sonorités étranges de la terminologie scolaire : théorème de Pythagore, géométrie euclidienne, quadrilatère et triangle isocèle. «Dans un triangle rectangle, le côté opposé à l’angle droit est l’hypoténuse». On l’avait souligné en rouge pour ne pas oublier d’apprendre cette phrase de retour à la maison. Toni Kroos était ce camarade sage et appliqué qui savait dessiné des angles droits sans règle ni équerre. Sur ce corner à la 46ème minute, le ballon était suffisamment bien brossé pour tomber juste devant la cage de Romero tout en se maintenant, grâce à cet effet indéchiffrable, à une distance inaccessible aux mains du gardien. Il n’y avait qu’à entrer dans la balle pour provoquer l’intersection de la trajectoire du ballon avec la ligne de but. Tandis que Toni Kroos venait de ressusciter le charme perdu de l’hypoténuse, nous découvrions à nouveau la beauté nostalgique des triangles rectangles de notre enfance. À la 47ème minute, Höwedes frappait le montant gauche de Chiquito Romero. Sur un coup de crayon, l’Allemagne aurait pu être championne du monde, comme en 1990. 

Le monde selon Higuaín

Mais nous qui avions l’expérience des finales de Coupe du Monde - on en avant vu déjà six ou sept - on savait très bien qu’on ne marquait pas un but dans un tel match en toute impunité. Aussi facile que la conclusion d’une action eût pu sembler, un face à face inattendu avec un gardien lors d’une finale est une épreuve initiatique dont seul le héros exemplaire sortira sauf. C’est peut-être ce qui est arrivé à Higuaín à la dixième minute quand, surpris par une passe en retrait manquée, il se trouva seul devant Neuer. La passe involontaire avait suivi une courbe parfaitement hyperbolique au-dessus de Hummels et tomba exactement dans les pieds de l’Argentin. À la finesse du trait on reconnut immédiatement que Kroos en était encore le dessinateur. Même quand elles se trompaient de sens, ses lignes étaient fines et harmonieuses. Dans n’importe quel autre match Higuaín aurait contrôlé, attendu que le gardien sortît du but et marqué avec classe et sang-froid. Dans n’import quel match, mais pas dans celui-là.

La malédiction bretonne

Hier soir, juste au moment de frapper, il avait vu sa vie défiler devant ses yeux. Un but en finale de coupe du monde est quelque chose d’inégalable et dont il faut se montrer digne tout le reste de sa vie. Il faut avoir suffisamment de vanité pour s’imaginer être à la hauteur d’une telle destinée. La peur de marquer, c’est la peur de ne plus jamais être à la hauteur du souvenir que les autres auront de vous. C’est toujours rappeler à la moindre de vos hésitations que si vous aviez marqué ce fameux but en finale de coupe du monde, c’était la chance qui en était l’auteur, pas votre talent. Ce que les autres pensent être une bénédiction est en réalité un fantôme avec lequel il allait falloir composer jusqu’à la fin de votre existence de buteur maudit. Stéphane Guivarc’h, breton de naissance comme Higuaín, vivait tranquille depuis ses deux échecs en finale de 98. Il avait su avant les autres que le seul capable de montrer plus tard à la hauteur de deux buts marqués en finale de coupe du monde, c’était Zizou, pas lui.

Marquer les esprits

Voilà pourquoi Palacio manqua à son tour son face à face. La mémoire collective n’aurait jamais accepté qu’il fût l’auteur du but qui donnât le trophée au vainqueur. Pour avoir le droit d’entrer dans les mémoires il faut la vanité des génies. Il faut être Burrachaga, Brehme, Zidane, Ronaldo, Iniesta ou Götze pour ne pas sentir sa colonne vertébrale vibrer au moment de se présenter seul devant le but. «Quand Cesc Fabregas me passe le ballon, je sais exactement ce que je vais faire et je sais que je vais marquer», Iniesta le savait en 2010 comme Brehme en 90, Zidane en 98, Ronaldo en 2002, Iniesta en 2010, Götze en 2014. Schürrle s’enfonça sur le côté gauche, centra au premier poteau et, plutôt que de se précipiter comme l’aurait fait tous les autres mortels, il leva la tête, bomba le torse et contrôla de la poitrine. C’est à ce moment précis qu’il sut exactement ce qui allait arriver ensuite. Il marqua d’une reprise du gauche et au moment de célébrer son but, n’eut même pas l’air surpris. Il venait d’inscrire un but qu’on oublierait jamais et était fier de lui. C’est dire comme il méritait d’être immortel. 

La victoire de l’expérience

Quand le ballon franchit la ligne à la 112ème minute, notre expérience nous dit que le match était fini. Il fallait être un gosse pour croire qu’il y aurait le temps de remonter le score puis de jouer une séance de tir au but. Si les gamins étaient prêts à jouer une finale aux penalties c’est parce qu’ils n’avaient pas connu 1994 et 2006. Mais nous, nous avions grandi et nous avions vu Baggio et Trézéguet. Nous savions qu’il valait mieux en rester là. L’Argentine avait quelques regrets mais l’Allemagne semblait avoir mérité sa victoire. Oui, quand on est grand on se met à calculer et à évaluer le degré de justice d’une victoire sur une autre. Quand on est grand on se dit que l’Allemagne est bon vainqueur parce qu’elle avait proposé du jeu, su s’adapter, souffrir et patienter. La victoire de l’Argentine eût été belle mais peut-être la tristesse allemande nous aurait semblé trop inconsolable après autant de finales et demi-finales perdues depuis 1996. Hier soir nous étions heureux de ne pas être un petit argentin de 10 ans qui, à force d’en entendre sur 86 et 90, avait fini par regretter de ne pas être  plus vieux.

La résurrection de l’enfance


Aujourd’hui le Mondial est terminé. Nous avons refermé la chambre-forte du musée imaginaire qui maintient les plus belles images de note vie à l’abris des intempéries et des résumés intempestifs. Elle sont disposées ici, juste à côté de nos premières amours, de nos premières fois et de nos souvenirs de vacances. Dans quatre ans nous ouvrirons à nouveau la porte pour constater comme le temps aura fait son travail et se sera chargé d’effacer les strates qui ne méritaient pas d’être conservées plus longtemps. Nous nous promènerons à nouveau dans notre mémoire et, à l’ombre des héros de notre enfance, nous nous laisserons aller à la nostalgie. C’était l’Italie en 90, les Etats-Unis en 94, le Japon en 2002, l’Allemagne en 2006, l’Afrique du Sud en 2010 et le Brésil en 2014. Le Mondial, c’était notre enfance qu’on ressuscitait tous les quatre ans. Le Mondial c’était hier.

dimanche 13 juillet 2014

Le romantisme allemand

Dimanche 13 juillet 2014
Argentine-Allemagne (finale)
Rio de Janeiro




L’Allemagne ressemble bien à une équipe qu’on a déjà vue, mais qui n’était pas alignée pour ce Mondial. C’est de notre faute, on avait oublié que le pays de l’efficacité était aussi celui du romantisme.

L’Allemagne de Joaquin Löw est la sélection d’un pays situé au centre de l’Europe dont la capitale est Berlin et dont l’hymne national est inspiré d’un quartet de Haydn. En football, ce pays avait la réputation d’être un orge dévorant n’importe quel prétendant et dont les aptitudes techniques n’étaient saluées que si elles acceptaient de se mettre au service de l’efficacité. Dans ce football on n’imaginait pas se présenter en finale de coupe du monde en prônant le jeu plutôt que le résultat. l’esthétique plutôt que la statistique. Pourtant depuis 2006, quelque chose a changé. On entend désormais Joaquin Löw prôner des principes qui ne choquent même plus nos oreilles sensibles et pragmatiques «nous avons mûri et montré le football que nous étions capables de jouer. Ces dernières années nous avons beaucoup progressé et si nous ne gagnons pas, rien de tout cela ne s’effondrera. Le football allemand a un avenir et je n’ai peur de rien». Dans un mondial qui se moqua du milieu de possession, qui rigola bien quand l’Espagne se prit une danse contre la Hollande reconvertie en ressort à ballon, qui n’en avait que pour pour les défenses à trois arrières centraux et qui refusa la possession de balle comme on aurait dirait à l’autre «vas-y commence, je préfère passer en dernier», l’Allemagne a représenté un peu plus que la sélection fédérale de Germanie. En fait, si on était habitué aux mot de Löw, c’est qu’on les avait déjà entendus quelque part.

Un constat chiffré

Comme il semble nécessaire d’argumenter par d’interminables statistiques jusqu’au moindre choix esthétique, la FIFA nous propose des classements qui donneront raison au plus appliqué. Avec une moyenne de 570 passes réussies par match (contre 393 pour les autres), l’Allemagne n’est pas uniquement l’équipe qui s’est le plus passé le ballon, c’est aussi celle qui a le moins raté (82% de réussite), qui a frappé le plus depuis l’intérieur de la surface et donc qui s’en est approché le plus souvent balle au pied (43 tentatives), qui a le plus marqué (17 buts) tout en n’étant aussi la cinquième équipe ayant le plus réalisé «d’attaque» au sens obscur de la FIFA (la définition d’attaque mériterait une encyclique qui ne tiendrait malheureusement pas dans cette chronique): seulement 250, 319 pour le Brésil, 311 pour l’Argentine, 270 pour la Hollande, 266 pour la Belgique. Il ne manquait plus à cette cascade de données objectives, que Dieu lui-même - comprendre Johann Cruyff - couronnât cette équipe d’un genre nouveau qui, en défendant une certaine idée de jeu,  défendait beaucoup plus plus qu’une simple nation du centre de l’Europe. Le roi Johann Cruyff descendit du ciel et sacra enfin la sélection de Löw d’un tweet dont beaucoup auraient rêvé être l’objet «l’Allemagne a été la meilleure. Son contrôle du ballon, ses mouvements, sa position de jeu a été supérieure. Voilà pourquoi pour moi elle a été la meilleure équipe». La beauté est donc le résultat objectif d’un calcul mathématique.

L’Europe allemande

Pourtant cette analyse aux apparences d’objectivité ne rend pas adéquatement honneur au travail du sélectionneur allemand. Si l’enthousiasme était le fruit d’une suite de données statistiques, on s'ennuierait de la lenteur de Toni Kross, des hésitations de Özil et des atermoiements de Philipp Lahm. On trouverait la défense allemande irresponsable tant elle prenait des risques inconsidérés à toujours vouloir remonter le ballon à force de passes courtes, et de vouloir installer les centraux sur les côtés, positionner Lahm ou Shweingsteiger dans l’axe et de condamner ainsi Manuel Neuer à jouer gardien de but et libéro en même temps. La FIFA appelle cette façon de jouer le ballon court au lieu de l’envoyer dans le rond central un «dégagement tenté». Et l’Allemagne est, derrière le Brésil et la Hollande, l’équipe qui a le mieux «tenté» cet exercice (93 pour les deux premiers, 90 pour l’Allemagne). Elle sera en tête à la fin du match de ce soir. Cette donnée n’explique rien si on se contente de l’admirer comme la conjecture de Poincaré, la taille comparée des plus grands immeuble du monde ou la valeur d’un indice boursier. En réalité cette donnée anodine et non contrastée en dit beaucoup sur les choix esthétiques de cette Allemagne et sur son inclinaison nette vers un certain type de jeu prôné d’abord à l’Est de l’Europe, puis au gré des immigrations, arrivés en Hollande, théorisé à l’Ajax par Michels, mélangés aux hongrois Kocsis, Czibor et Kubala de Barcelone, le tout synthétisé par le génie intuitif de Cruyff et l'intransigeance conceptuelle de Pep Guardiola.

Le paradis du jeu


Le pays que défend l’Allemagne dans cette compétition où il n’y en a eu pour les buts et les frappes de loin, est le pays où le ballon n’est jamais offert à l’adversaire en toute impunité. C’est le pays où ne guette pas la perte de balle comme on guetterait des denrées précieuses tombées du camion. Le pays de Guardiola c’est celui où les gardiens pourraient jouer en défense en central «si tu sors bien le ballon, tu auras ensuite des occasions. si la première passe est bonne, tout le reste est plus facile» explique Pep. Alors quand on voit Neuer s’acharner à relancer court pour Hummels, Lahm ou Shweinsteiger, on a des images de Victor Valdés s’obstinant à relancer du plat du pied pour Busquets, Piqué ou Puyol dans la tête. On entend une voix qu’a déjà entendu un soir de septembre 2010 après un match contre l’Atletico de Madrid «il y a plus de 20 ans que nous essayons de jouer de cette façon. Nous pouvons varier. Parfois Busi devient libéro, d’autres fois c’est Xavi qui devient central pour accepter la qualité des joueurs; pour que ceux qui jouent à l’intérieur profitent de beaucoup de circulation du ballon, nous devons relancer court depuis notre ligne de fond. Le gardien la passe au défenseur, le défenseur au milieu de terrain, celui-là à l’attaquant. Sinon c’est impossible de créer des occasions de but.» Le pays de Pep Guardiola c’est celui du jeu. C’était l’Espagne, c’est maintenant l’Allemagne.

samedi 12 juillet 2014

L’Argentine ou la mauvaise réputation

Samedi 12 juillet 2014
Argentine-Allemagne (finale)
Rio de Janeiro




À quoi jouent les Argentins ? Cette équipe peut-elle vraiment battre l’Allemagne ? Ils ont Messi, certes. Mais ils ne séduisent personne. L’Argentine a beau chanter, elle aura toujours mauvaise réputation

Ils ne vous regardent pas quand vous leur adressez la parole. Ils ne font aucun effort quand il s’agit de libérer une place, une chaise, un banc. Sur le visage, ils arborent toujours une ou deux cicatrices et cette façon d’être sûrs d’eux-mêmes. Ils sont souvent entourés d’autres qui leur ressemblent beaucoup. Pendant une coupe du monde, aucun d’eux ne porte d’autre couleur que le bleu ciel et le blanc. Accrochées à leurs bras, quelques brunes aux cheveux élégamment bouclées n’accordent absolument aucun regard à l’étranger. Si vous êtes distraits et occupés à commander un verre, elles peuvent à tout moment attraper votre siège laissé vide un instant, y installer tous leurs outils cabalistiques : sac à mains, mystérieux tissus transportés jusqu’ici, carnets ouverts, Thermos de maté. Si vous êtes encore plus inattentif, vos lunettes, votre téléphone ou même votre verre pourraient changer de propriétaire en un éclair. Assis à côté d’eux vous les entendrez brailler « He Cheeee, el enano va frotar la laaaampara y volvereeeeemos... (tu vas voir, le nain va frotter la lampe et nous reviendrons...)». Leurs compagnes vêtues elles aussi de bleu et blanc évoqueront un autre « Chiquiiiito Romeeeero las va a parar toooodas para su chiquiiiita..» (le petit Romero va tout arrêter pour sa petite). Les gamins qui traîneraient par là dans leur maillot coq sportif  flanqué du numéro 10, se mettraient ensuite à chanter, comme leurs pères avant eux «Volveremos, volveremos, volveremos otra vez, volveremos a ser campeones, como en el 86...». 

Che Gevara, Evita, Gardel et Maradona

Si l’Argentine a si mauvaise réputation en Amérique Latine c’est parce qu’elle parle de ses voisins en disant «eux, les Sud-américains» comme s’ils vivaient encore à des milliers de kilomètres de là, comme si leurs parents, leurs grand-parents, leurs arrière-grand-parents n’avaient jamais dû quitter l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ou la France en quête d’une vie meilleure. C’était le temps où l’Argentine prêtait de l’argent à l’Europe, où les Etats-Unis n’étaient pas grand chose et le pays au bord du Rio de la Plata ressemblait à un Nouveau Monde où il faisait bon s’exiler et rêver un grand coup. C’était le temps où Gardel chantait, où le Che n’était encore qu’un gamin de Rosario, où Maradona n’existait pas, Di Stefano venait de naître. C’était le temps où l’Argentine était encore joyeuse, juste avant que l’avion de Gardel ne s’écrase à Medellin (en 1935) juste avant que le tango soit changé en tristesse et le football en mélancolie. Parler de la grandeur en argentin, c’est toujours parler au passé révolu, c’est évoquer un temps qui n’existe plus mais qui reviendra peut-être. Parce que l’Argentine n’est plus rien, elle vous condamne inexorablement à la mort héroïque, c’est-à-dire à l’éternité « il y a peu de temps, raconte Valdano, j’étais à Bariloche en Argentine et j’ai vu un drapeau où il y avait à la fois Che Gevara, Evita, Gardel et Maradona. Bien sûr, si vous êtes déjà mort, vous sortez indemne de toute cela. Mais être un mythe vivant est ce qu’il y a de plus inconfortable.» Ce soir, 28 ans après Maradona, Messi peut se faire une place aux côtés de tous ces (presque) morts mythiques. Et vingt-huit ans c’est beaucoup quand on est né nostalgique.

40 millions de poètes

En fait, en y réfléchissant bien, le seul talent véritablement argentin n’est pas sur la pelouse. Il est dans les mots. Plutôt que de changer le réel, les Argentins ont décidé de changer les mots. Ce qui les rend irrésistibles c’est ce don de la métaphore pour rien. Exemple. Pour Menotti, la blessure de Neymar pendant son mondial c’était «comme si le fiancé n’était pas apparu à la Messe pour son mariage». Ils parlent de football comme ils parleraient de la vie, de l’histoire ou de Borges. Messi n’est pas un poète, certes. Mais le «pueblo futbolero» (comme l’appelle Sabella), lui, l’est. Après tout, Lio est bien de Rosario comme El Negro Fontanarrosa, le plus grand des poètes futboleros argentins. Quand il écrivit ses célèbres contes (Puro Fútbol) où il rédigeait les mémoires d’un ailier droit, décrivait les larmes du buteurs, expliquait ce que c’était que de mourir le jour d’un derby Rosario Central-Newell’s (El Viejo Casal), il anticipait en fait ce qui allait arriver ce soir. C’est à ce conte qui s’appelait Monito, du nom ce petit gaucher imaginaire de Rosario, qu’ils penseront tous quand La Pulga s’approchera du but allemand «Là, sur cette demi-lune, que certains appellent l’empanada, c’est là qu’on oublie tout, sa fiancé, son premier amour, tout ce qu’on a apprit à l’école, la Vieille qui criait, ‘viens je t’emmène’ dit el Monito à son âme soeur. Et il entra dans la surface, la ballon à ses ordres. Je ne sais plus si il y eut un ou quatre petits ponts. Il feinta de la hanche, mit le pied sur le cuir, on crut un moment qu’il allait frapper, mais alors surgirent deux autres sur lui, le libéro apparut et ferma la porte. Mais El Monito la tenait accrochée au pied. (...) Il se retrouva seul devant le gardien et la glissa dans un coin, comme une gifle. Mais pas d’un coup mordant, comme un reproche, non, plutôt comme une bourrade cordiale, celle qui te soutient, cette tape dans le dos qu’on donne à un copain à qui on dit ‘vas-y toi, je te regarde’. Et le ballon rentra sans demander la permission.»

Une finale, finale


Alors non, ils ne peuvent pas l’aider à mieux jouer - ils ne sont que des humains après tout - mais ils l’aideront à mieux parler, à sublimer son talent technique d’une ou deux métaphores fleuries, élevant ainsi l’art du crochet gauche à celui de l’allitération. Pire les Argentins jouent, mieux ils parlent. Ce soir ils vont donc l’aimer Lio, l’aimer pour ne pas qu’il reparte, l’aimer pour ne pas qu’il ne les abandonne à nouveau, pour qu’il reste dans leurs têtes pour toujours.  «El jefecito» comme ils surnomment Javier Mascherano, est chargé de veiller pour eux sur le mythe. Il n’est pas qu’une simple sentinelle devant une défense, Masche est surtout le narrateur officiel de l’oeuvre héroïque de son capitaine. Il croit à Lio comme on croirait au génie enfermé dans une lampe à huile «J’espère que Léo le fera» pria-t-il cette semaine. La manière dont l’Argentine a jeté sa destinée dans les pieds de son petit gaucher a quelque chose de terrifiant pour lui, mais de bouleversant pour tous les autres. Masche encore : «Leo a démarré le moteur de cette équipe grâce à ses premiers matchs et puis ensuite s’est adapté à ce dont le groupe avait besoin. Durant certains matchs il a dû se sacrifier beaucoup, plus même que ce que nous aurions voulu mais il l’a fait pour le bien de tous. J’espère vraiment que dimanche, nous pourrons nous aussi l’aider un peu plus encore que lui nous aide.» Ce soir c’est une «finale, finale» comme dirait Fontanarrosa. Lio doit apparaître et l’Argentine ressusciter. C’est le prix de la mauvaise réputation, «hijo de mil putas»

vendredi 11 juillet 2014

L’affaire est dans le sacre

Vendredi 11 juillet 2014
Journée de repos (finale)



Ce match pour la troisième place ne plaît évidemment à personne. Pourtant on va le jouer et, ce qui est sans doute pire, on va même le regarder. Un peu comme ces sacs à mains ou ces parfums de contrebandes, la petite finale se déguste en secret, comme un match tombé du camion. 

La rencontre de ce soir est le fruit de la souffrance d’il y a trois jours et la victime de celle du lendemain. Cette finale est aussi petite que celle de demain sera grande. On hésite même à la regarder tant l’idée d’un duel qui ne servirait à rien est déprimante quand on vient de passer 62 matchs à éprouver le vertige du hasard et l’ivresse délicate d’un résultat imprévisible. On venait de passer un mois entier accroché à des tableaux qui tenaient grâce l’équilibre précaire de l’imprévu. Remplis de numéros et de classements provisoires, ces cadres auraient qualifié la Côté d’Ivoire ou l’Italie, plutôt que la Grèce ou le Costa Rica. Par la grâce d’une action jouée un peu plus vite, d’une contre-attaque éclair, le monde aurait été différent et la physionomie de cette composition absolument autre. Alors pour les amateurs, bien sûr, le coup est dur. Ce match pour la troisième place est le seul qui ne sert à rien. Comme une sorte de réminiscence des tournois de Pentecôte, il n’a pour mission que de départager lequel des demi-finaliste aura le droit au troisième prix. Il n’y que la perspective de remettre un panier garni plutôt qu’un sac de sport qui le motive. En lever de rideau de la finale du tournoi annuel de juin, ce match inutile préparait en fait le public à l’idée que la rencontre qui se jouerait juste après, serait la dernière avant l’an prochain. Demain il faudra oublier la coupe et retourner à l’école. La petite finale est un no man’s land affectif. On a le droit d’être triste de la jouer et heureux de la perdre. Ce n’est pas un sacre, c’est une mise à sac.

En pincer pour la Hollande

Pourtant un match entre le Brésil et la Hollande aurait attiré des foules biblique s’il avait été autre chose que ce pis-aller. On y aurait vu un Van Gaal magnifique et triomphant tenant dans sa main l’opportunité de corriger enfin l’anomalie historique d’une Hollande jamais championne du monde. Après l’Allemagne de 74 et l’Argentine de 78, le pays des Polders, des tulipes et des sabots s’affrontaient encore au pays-hôte et était chargé à nouveau de briser le rêve de plusieurs millions de têtes en même temps. Fier de cette mission historique, Van Gaal aurait porté cette cravate orange pour la dernière fois sans quitter son veston, interdisant du même fait à ses adjoints de se défaire de cette laine moite malgré la chaleur et l’humidité. Il aurait glissé quelques dernières remarques à Danny Blind à sa droite, et Kluivert de l’autre côté, aurait encore tenté en vain d’attraper quelques mots de cette conversation privée entre le numéro 1 et le numéro 2. La Hollande n’aurait pas pris beaucoup de risque et s’en serait tenue à cette défense à 5, ces trois milieux, à De Jong et ces magiciens Robben, Van Persie et Sneidjer. Certes. Mais rien que pour ces trois mousquetaires, la Hollande aurait mérité de remporter enfin une Coupe du Monde. Même s’il jouait au Brésil et même s’il jouait en contre, il aurait eu de la gueule, ce champion du monde orange. Le titre remporté, les Hollandais magnifiques nous auraient ensuite donné des leçons sur comment on gagne, comment on célèbre à Amsterdam, Maastricht ou La Haye. Décidément les Hollandais était le peuple le plus moderne d’Europe.

Désordre et progrès

De son côté, le Brésil aurait même fini par avoir une bonne raison de pleurer. La finale de leur mondial enfin atteinte, il aurait pu jouer libérés et faire plaisir aux millions de téléspectateurs en leur offrant des risques, du jeu, de l’ambition. Dans les tribunes jaunes du Maracana, la communion mystique entre un public et son équipe aurait opéré et nous aurait sans doute transportés. On en aurait, bien sûr, tiré des centaines de conclusions sur le melting pot brésilien, la grandeur de cette nouvelle nation et l’ambition de son football. On aurait tout trouvé merveilleux, même Neymar, les béquilles à la main sautant dans les bras de son entraîneur, même les mains levées de David Luiz agenouillé dans le rond central. On n’aurait pas trop osé parler de laïcité ni de séparation de l’Eglise et du vestiaire. On aurait juste profité de ce moment et salué la «ferveur» de ces brésiliens transportés par leur foi et leur équipe nationale. Oui le football était capable d’unir les peuples, de faire disparaître les déséquilibres sociaux pendant quelques heures. Tous les envoyés spéciaux nous auraient ensuite montré ces enfants aux visages grimés et leurs parents sautant de joie sur la plage de Copacabana. On aurait dansé avec eux au rythme d’une devise positiviste devenue tout à coup le signe de ralliement de la fête mondialisée : ordre et progrès. 

Une finale après l’heure


Tout aurait été merveilleux. Oui. Mais ce soir nous n’aurons rien de cela. Cette petite finale est une torture pour ceux qui la jouent - ils auraient préféré partir en vacances et faire oublier leur défaite d’il y a quelques jours - et ceux qui la regardent. Cette fausse finale ressemble à ces sacs à mains qu’on étale sur le sol des grandes villes. Ils ont tout de ceux qu’on accroche dans des vitrines blindés. Pourtant on sait très bien qu’ils n’ont pas été faits par les mêmes mains appliquées. Peut-être que si ces mêmes faux accessoires nous avaient été exposés dans un vrai magasin d’une vraie marque, en respectant le cérémonial et la mise en scène du luxe véritable, peut-être aurions-nous été crédules. Convaincus de l’authenticité de ces produits sans jamais oser la questionner, nous aurions finalement accepté de payer une somme prohibitive sans une seule tentative de discussion. Ce qui trahit la contrefaçon ce n’est pas la copie elle-même (les faussaires ont souvent beaucoup de talent) mais le dispositif. Jamais on ne vendrait un objet véritablement précieux posé ainsi sur le sol crasseux d’une métropole. La petite finale est une sorte de sac à main Vuitton qui en aurait tout l’air mais qui n’en serait pas. Le problème ce n’est pas la fabrication, c’est le dispositif. Ce Brésil-Hollande est un faux sacre abandonné sur le trottoir répugnant d’une capitale pas véritable (Brasilia). Ce lot de consolation ne satisfait donc personne parce qu’il souffre trop de ne pas être ce qu’il devait être. Pourtant il faut bien l’accepter, comme une finale après l’heure, comme un faux sac, comme un adieu aux larmes.

jeudi 10 juillet 2014

Messi, passage avide

Jeudi 10 juillet 2014
Journée de repos (finale)



Plus qu’un match avant d’en avoir fini avec cette satanée intrigue. La fin approchant, Messi semble avoir perdu sa place dans le récit de l’épopée argentine. Pour ce dernier match contre la Hollande, il n’y en a que pour les autres. La fin de l’histoire ?

Toute la cruauté de ce Mondial tient en une seule question : cette Coupe du Monde est-elle celle de Messi ? Comme si la vie devait toujours avoir un sens, comme si les histoires devaient toujours finir au fond d’une rivière ou en haut d’une montagne, il fallait en finir avec le héros de cette histoire-là. Oui ou non, peu importe, le spectateur exigeait que le destin de ce personnage aux jambes minuscules se terminât par une réponse claire. Il voulait en avoir le coeur net et l’estomac bien rassasié. C’était une sorte de contrat tacite entre lui et le héros au début de la compétition. «Offre-moi une réponse à cette question, en échange je garderai ton histoire dans ma mémoire». Pourtant, on a beau dire le contraire, les histoires qu’on n’oublie pas, c’est précisément celles dont le dénouement est imprévisible. Voilà tout le problème de Messi. Plus la fin semble inexorable, plus le récit est ennuyeux. Messi est sacré champion du monde ? Bravo, mais ce n’est pas étonnant, c’est le meilleur, on vous l’avez bien dit. Messi n’est pas champion du monde ? Tant pis, mais il ne peut pas gagner tout seul, on vous l’avait bien dit. Cette question est toujours cruelle parce que la réponse sera toujours décevante. Elle laissera toujours au spectateur ce goût «d’inachevé», c’est-à-dire une espèce de sensation de frustration ou d’acte manqué. Une histoire qui se termine sans explosion, c’est un repas sans appétit, une histoire sans faim. 

Le trou noir

Heureusement qu’il y eut ce Brésil éliminé aussi artistiquement cette semaine pour nous changer les idées. On attendait une finale Brésil-Argentine comme la mise en orbite d’une navette brésilienne et d’un satellite argentin, on eut une explosion en plein vol. C’était inespéré et, donc, forcément inoubliable. La déflagration fut d’une telle ampleur qu’elle en devint immédiatement mystique. « Je ne sais pas ce qui s’est passé durant ces six minutes, raconta hier Neymar, les joueurs ne l’expliquent pas non plus. C’est comme ça, ça arrive». Ces «six minutes de trou noir» n’expliquaient rien mais pardonnaient tout. À la faveur d’un dénouement spectaculaire et imprévisible, on était donc prêt à passer sur les incohérences manifestes de la narration (l’exécrable préparation de la sélection brésilienne, son absence d’alternative à Neymar), et on résumerait ainsi toute une destinée en son dénouement. Peu importe les explication techniques et rationnelles à cet accident, l’insubmersible Titanic venait de sombrer. La fin de l’histoire avait dévoré tout le menu. Tout à coup, l’intrigue principale - Messi était-il, oui ou non, le nouveau Maradona ? -, perdait de sa saveur. Les masques tombaient. On ne voyait plus que l’avidité d’un homme pour un trophée ridicule.

Les fantômes argentins

Pourtant à tous ceux qui se méfient, expliquez-leur que l’histoire de cette Argentine est plus complexe qu’elle en a l’air. Dîtes-leur qu’ils ne comprendront jamais rien à l’extraordinaire potentiel d’identification de cette équipe d’assassins affamés, s’il ne prennent pas soin d’examiner les chapitres précédents. C’est le propre des grandes sagas. Il fallait avoir vu 1978 (le bon entraîneur et le mauvais génie qui gagnaient le mauvais mondial), 1986 (le mauvais entraîneur et le bon génie qui gagnaient le bon Mondial), 1990 (la mauvaise équipe qui remportait le mauvais Mondial), 1994 (le bon héros qui disparaissait pour de mauvaises raisons) et puis 1998 (le but de Bergkamp, l’expulsion incompréhensible d’Ortega), 2002 (l’équipe de Bielsa qui jouaient un football-suicide et s’effondra), 2006 (la retraite de Riquelme) et enfin 2010 (l’humiliation contre l’Allemagne). Dans notre vie quotidienne il nous serait impossible de vivre au milieu d’autant de fantômes accumulés. On ne supporterait pas cette idée de destin ou de malédictions. Mais dans nos vies de spectateur avide de rebondissements, c’est exactement l’inverse. Cette mémoire est notre opium. Nous nous transformons tout à coup en juge cruel des destinées héroïques. Nous réclamons toujours un peu plus de drame, toujours un peu plus de larmes. Voilà pourquoi l’Argentine aime tant se raconter des histoires. Messi doit être champion du monde s’il veut se hisser à la hauteur de Maradona et de toute cette mythologie. Il est condamné à l’exploit. Pour lui, ce destin est un drame. Pour l’Argentine, c’est le minimum. 

La poupée vaudou


Alors, partout sous les pelouses brésiliennes, le petit meneur de jeu argentin traîne maintenant cette trogne désenchantée. Regardez-le un instant lors de ce dernier match. Ces deux brassards enroulés autour de chacun de ses bras, il avait l’air d’étouffer sous la pression. Le tissu noir (le deuil de vieux Di Stefano) à son côté droit donnait une allure grave à chacun de ses mouvements. De l’autre côté, le tissu bleu (le deuil du capitaine Maradona) semblait l’enfoncer un peu plus sous terre à chaque fois qu’il levait la main pour réclamer un ballon qui n’arrivait pas. On n’avait jamais vu capitaine plus écrasé sous le poids du passé. Il avait presque l’allure de ces poupées vaudous qu’on maltraite aussi cruellement qu’on peut, pourvu que par leur entremise mystérieuse, les fantômes du passé nous abandonnent et ces prières secrètes nous délivrent du mauvais sort. Être le capitaine de l’Argentine c’est être condamné à être le bouc émissaire de toujours la même histoire. C’est jouer avec dix coéquipiers, des dizaines de fantômes et des millions de névroses. Être le capitaine de l’Argentine, c’est être soumis au jugement cruel et avide d’une histoire connue d’avance et sous les yeux d’une infinité de personnages secondaires. Plus l’intrigue avançait, plus Mascherano et Romero étaient donc apparus pour soulager leur capitaine de ce passage à vide. Messi avait respiré un instant avant l’épreuve ultime. Mais à la fin il le sait, à Rosario comme ailleurs, c’est toujours le génie qui déguste. 

mercredi 9 juillet 2014

Ce que le ballon doit au vélo

Mercredi 9 juillet 2014
Argentine-Hollande (demi-finale)
Sao Paolo




La Coupe du Monde et le Tour de France se chevauchent pour quelques jours encore. Voilà pourquoi le match d’hier soir fut si long. Cet Argentine-Hollande n’était pas une demi-finale, c’était une étape de plat. 

Depuis qu’il n’y avait plus de coureurs dans nos stades vélodromes, on avait oublié ce que le ballon devait au vélo. Dans ces stades d’un autre type et d’un autre temps, la dramaturgie s’étalait sur une rampe circulaire qui prenait toute la place dans les tribunes. On n’était pas au vélodrome comme on était au théâtre, comme on eût profité d’un spectacle depuis notre siège. Non. On était au vélo comme on était dans le tambour d’une machine à laver. On venait y voir s’essorer les coureurs à l’arrivée d’un grand tour (l’arrivée du Tour de France au Parc des Princes jusqu’en 1967) et s’étourdir la tête plongée toute une après-midi à l’intérieur de cet anneau sonore et miraculeux. Pour les enfants installés en tribunes, ces rampes inclinées étaient des falaises autour desquels des coureurs fantastiques allaient voler comme des héros de bande dessinée. De temps à autres des évènements étaient organisés sur la pelouse centrale. Des championnats de boxe ou des matchs de football occupaient le vide le temps d’une réunion comme on eût occupé une salle polyvalente d’une commune rurale et isolée. Un jour c’était une brocante, un autre une réunion du conseil municipal, un autre encore, une salle de spectacle pour les gamins de l’école primaire. C’était le temps où le football n’avait pas encore droit à ses stades à lui. Alors notre imaginaire se construisit à l’intérieur de ces stades-coquillages qui recevaient des spectacles sportifs comme les coquilles reçoivent les crustacés décapodes qui cherchent un abris pour passer la soirée. La première finale de Coupe d’Europe Real Madrid-Stade de Reims fut célébrée à l’abris du vélodrome du vieux Parc des Princes en 1956. C’est dire comme on aimait le vélo.

Arras-Reims-Sao Paolo

Alors, depuis cinq jours un phénomène fabuleux se produit tous les jours. Nous passons nos après-midi à faire le tour de la France en hélico, à admirer des vaches qui courent dans un champs de la campagne anglaise, à accompagner des coureurs dévalant les chemins boueux remplis de pièges terribles pour eux mais imperceptibles pour l’automobiliste distrait (un pavé glissant, un dos d’âne insolent, un rond-point pris à rebours) et, l’arrivée proche (comptez une cinquantaine de kilomètres) on se pose toujours la même question : l’échappée arrivera-t-elle à bon port ? Après des heures à patienter que de courageux Flamands arrivent enfin à leur destination, nous les voyons finalement se faire avaler d’une bouchée par un peloton qui s’était pris de vitesse tout à coup. L’étape de plat se terminait par l’inexorable sprint massif, sorte de séance de penalties du vélo. Ce qui était miraculeux hier soir, c’est qu’une fois la terrible étape d’hier terminée, les vélos du Tour de France semblèrent tout à coup transpercer l’écran de télévision, traverser les océans, puis s’installer dans les tribunes de l’Arena Corinthians de Sao Paolo pour s’y mettre à rouler, à rouler. Le stade de football brésilien se transforma en une étape de plaine où l’on voyait des flamands se mesurer à des italiens (enfin presque, des argentins en fait). Sur la pelouse pas de fringale, pas de jambe dure, rien que de la souplesse dans le braquet et des coureurs bien en place. Comme une étape de transition, ce match était interminable.

Maillot orange

Il fallait aimer suffisamment ce sport pour être capable de distinguer quelque beauté poétique à cette rencontre. Exactement comme la poésie d’une étape de plat échappe au commun du téléspectateur pressé et avide d’émotions, la beauté métaphorique de cet Argentine-Hollande était exigeante et échappa par conséquent au commun des mortels. Pourtant ils étaient tous là. Enfermés dans leurs voitures transformées en cellules roulantes, il y avait les directeurs sportifs (Sabella, Van Gaal) au bord de la course qui criaient des consignes que personne ne respectait. Il y avait les grégaires (De Jong, Kuyt, Biglia, Zabaleta) qui remontaient les bidons, les fidèles seconds, ceux qui ne lâchaient jamais le leader (Sneijder, Mascherano ou Lavezzi) qui s’échinaient et puis surtout il y avait le leader. Il était tantôt sprinteur et réclamait qu’on le protégeât jusqu’aux dernier mètres de la course afin de pouvoir conclure le travail collectif d’un exploit explosif et personnel (Messi), tantôt grimpeur (Robben), il se faufilait dans les courbes inhumaines des cols hors catégorie. Plus on tâchait de le suivre, plus il semblait insaisissable. Son corps étrange - comme celui de Marco Pantani installé en danseuse - grimpait les cols comme il crochetait les défenses. Toujours de la même façon, toujours impossible à suivre. Hier soir, les équipes hollandaises et argentines ont préféré s’observer depuis le peloton, maintenir un rythme intense aux avant-postes et éviter toute échappée, toute erreur. Il fallait protéger les leaders et les propulser vers la décision finale. 

Arrivée massive


Ce match se termina donc par ce qu’on savait intrinsèque à ce genre d’étape. On eut beau tenté de rafraîchir le public, de montrer son sponsor lors d’un ou deux sprints intermédiaires (la fin de match de Robben, le coup franc de Messi), on se préparait à une arrivée massive qu’on savait aussi dangereuse qu’impitoyable. Pour ne pas s’endormir devant un tel match, il fallait se remémorer ces étapes qui traversent les paysages du Nord et semblent ne compter pour rien. Hier après-midi, durant la cinquième étape du Tour, les pavés furent plus dangereux que les cols alpins et eurent raison de Chris Froome, le grand favori. Quelques heures plus tard, Arjen Robben chuta à son tour. La Flandre invincible de Van Gaal dut remplacer Martins Indi dès le début de la deuxième mi-temps. Toute la stratégie de l’équipe s’effondra alors. Son meilleur spécialiste, celui qui s’était préparé depuis des semaines et avait remporté l’étape précédente, Tim Krull, ne pourrait pas entrer en jeu pour le sprint final. La Hollande devait remporter l’étape en s’échappant au score. Mais les Argentins, bien conscients de l’impondérable qui avait frappé l’équipe en maillot orange, surent contrôler la course et lui imprimer un rythme et une rigueur qui empêchèrent toute exploit individuel. Javier Mascherano fut le Fabien Cancellara de l’Argentine, le rouleur qui s’installe aux commandes de l’équipe et impose son rythme à tout le peloton. La journée se termina ainsi par un sprint lancé et, les flamands privés ainsi de leur spécialiste, chutèrent deux fois. Ce que le ballon doit au vélo c’est exactement cette poétique du voyage initiatique. Chaque étape, chaque obstacle qui semblait trivial et insignifiant à l’automobiliste, devenait une admirable épreuve de bravoure et de dépassement de soi pour le cycliste. Ce que le ballon doit au vélo c’est l’art de la chute.

mardi 8 juillet 2014

Le mauvais oeil

Mardi 8 juillet 2014
Brésil-Allemagne (demi-finale)
Belo Horizonte




Les yeux sont si cruels que parfois, ils envoient des images qu’on ne devrait pas voir. Pour ce Brésil-Allemagne, on avait prévu du bonheur et de l’amour, on eut de la mort et de la pornographie.

Peut-être, hier soir, eut-il fallu éteindre la télévision et tourner le dos à ce spectacle insoutenable. Il y avait certainement quelqu’un à qui l’on manquait quelque part, quelqu’un à qui on n’avait pas donné de nouvelles depuis des mois et qui attendait notre coup de fil comme on attend un revenant. Il devait bien y avoir, autour de nous, quelque part, quelqu’un à aimer, quelque chose à fêter, une bonne raison de se servir un Bourbon qui délacerait les jambes, un verre de Bordeaux qui stimulerait la rêverie. On se serait ensuite étendu sur un canapé pour penser un peu aux vacances qui approchaient, aux couchers de soleil qui nous attendaient. Une telle quantité de choses étaient arrivées depuis un mois qu’on avait oublié le cours lent et délicat de la vie normale. Cette existence quotidienne ignorait les liturgies envahissantes d’un Mondial qui avait jusque là absorbé le moindre espace vide de nos destinées laborieuses. Ces moment gagnés sur l’absurde eurent été l’occasion d’évoquer le temps passé ou de rêvasser. Pourtant nous ne l’avons pas fait. Nous avons regardé.

L’oeil qui colle

Un oeil est plus vaste qu’on ne pense : «Qui croirait qu’un si petit espace peut contenir les images de l’univers entier ?». Hier soir, Léonard de Vinci (Traité de la peinture) aurait peut-être aimé cette mythologie télévisuelle. Il l’aurait peinte pour la détailler un peu plus, pour en décomposer tous les ingrédients et énumérer la quantité exacte de sauvagerie qu’il nous avait fallu supporter pour rester assis devant un tel spectacle. Nous avions déjà oublié les couleurs ingénues des scores qui se succédaient et des tours qui avançaient dans un Mondial qu’on avait du reste trouvé plutôt plaisant jusqu’à hier soir. Agréable à regarder, même. Il ne restait que quelques histoires à résoudre avant d’en tirer enfin le rideau : verrait-on Messi, une bonne fois pour toute, devenir le nouveau Maradona ? la Hollande prendre enfin sa revanche sur son destin de damné ? l’Allemagne devenir la nouvelle Espagne ? Le Brésil aller au bout de sa mission ? Mais dans cette demi-finale, nos yeux virent autre chose. Tout à coup il devint impossible de les décoller du trou de la serrure, de ne pas voir ce qui aurait dû resté caché. Il était devenu impensable de ne pas assister à cette deuxième mi-temps. Dès la pause, on avait déjà qualifié cette défaite d’historique alors qu’elle n’était qu’inexorable. Assis devant nos écrans jusqu’à la fin de ce spectacle morbide, sans voix, on s’offrait un dernier sacrifice héroïque, à l’oeil .  

L’oeil qui brûle

Dès le premier but, le spectateur avisé avait pourtant comprit que quelque chose n’allait pas. Comment expliquer rationnellement que Thomas Müller se fût planté ainsi au milieu de la surface de réparation, à deux mètres de David Luiz, sans absolument aucun marquage et qu’il inscrivît ainsi ce premier but sans aucune adversité ? Y a-t-il des entraîneurs sur Terre qui pardonneraient cette erreur à leur capitaine ? Y a-t-il dans l’histoire un joueur professionnel qui se laissa plus berné que David Luiz par les mouvements d’un attaquant dans une surface de réparation ? L’homme qui avait présenté aux yeux du monde le maillot vide de son camarade Neymar avant le match, disparut à son tour. Devant lui Fernandinho ne fut pas à la hauteur de cette absence et manqua absolument tous ces contacts avec ses homologues allemands. Sur le deuxième but, c’est son interception complètement manquée sur une passe du Diable Müller (numéro 13) qui déséquilibra toute la défense brésilienne. La quatrième balle qui rentra dans les filets passa à nouveau par le pied maudit de Fernandinho. Le reste ne fut qu’une pénible succession de signes et de sanctions cabalistiques. Le moindre espace délaissé fut châtié d’un but allemand. Il y en eut sept. Comme les jours de la semaine, comme les trompettes de l’Apocalypse, comme le nombre de branche au chandelier. Ce match était une malédiction.

L’oeil qui tombe

On retrouva David Luiz quand la douloureuse cérémonie se termina enfin. Encore une fois il avait des larmes dans les yeux. Encore une fois il braillait comme un enfant sous le nez de ses parents occupés, réclamant encore plus d’attention. Il suppliait qu’ils le consolent, invoquait la pitié de ces millions de visages foudroyés par la peine. Il pleurait devant eux pour ne pas qu’ils l’engueulent, pour montrer que, comme eux, lui aussi avait été dévasté. Mais il ne répondirent à aucune de ses prières. Ces figures restèrent immobiles, incrédules, comme pétrifiées. Il était trop tard maintenant. Il fallait se rendre à l’évidence, la Méduse qui les avait changé en pierre, c’était lui. Le monstre aux cheveux de serpents en voulut donc à ses satanés yeux exorbités. Tout était de leur faute. Il mit ses poings sur son visage et frotta ses globes une fois, deux fois, trois fois, comme s’ils avaient voulu les faire sortir de leurs cavités, les piétiner sauvagement et les punir ainsi d’avoir sculpté pour toujours l’image de ces silhouettes inconsolables dans les mémoires de millions de téléspectateurs. Soixante-quatre ans après le Maracanazo, il était le capitaine échevelé de l’équipe qui venait de subir la plus lourde humiliation de l’histoire de la Coupe du Monde. Le Brésil ainsi statufié, il n’en croyait plus ses yeux, c’était du jamais vu, du jamais regardé. Nous aurions pu nous aussi détourner le regard ou nous arracher les yeux. Mais nous ne l’avons pas fait. C’est que nos coeurs aussi étaient de pierre. La Méduse avait gagné.  


lundi 7 juillet 2014

Au pays des perdants

Lundi 7 juillet 2014
Journée de repos (demi-finale)



Il ne reste plus que quatre matchs avant d’en finir avec ce mondial. C’est le temps qu’ont encore à patienter les prophètes de la victoire. Sur les quatre demi-finalistes, un seul gagnera à la fin. Et aura donc raison.

Le royaume des préjugés est un pays peuplé d’idées reçues sur le monde et son histoire. Dans ce pays remplis d’esprits malins et toujours victorieux, l’innovation n’existe pas.  Les chemins à suivre ont été tracés par les glorieux prédécesseurs qui ont su éradiquer l’angoisse de la défaite et la solitude de l’élimination prématurée. Du bout de leurs doigts crochus, les prophètes de ce pays lointain nous indiquent le bout du chemin en nous avertissant que seule compte la destination, jamais le voyage. Peu importe les moyens, il faut arriver à bon port. En 54 ils avaient bien ri quand, menant 2-0, les Hongrois pensaient remporter ce premier titre mondial après avoir fait la leçon à toute l’Europe et montré au monde ce qu’était le football moderne. Les Puskas, Czibor et Kocsis s’étaient finalement inclinés 3-2 contre l’Allemagne de l’Ouest, quelle belle tranche de rigolade. Ils avaient adoré aussi en 74 et 78 ces Oranje brillants aux allures de rockeurs. Ils avaient l’air libres et heureux sur les terrains qui semblaient s’agrandir à mesure qu’ils inventaient des espaces au bord des lignes de touche, au fond des terrains, au milieu des forêts de jambes. Tant d’efforts pour perdre deux fois en finale, ils avaient payé leur insolence. Ensuite ils avaient apprécié, tout au fond de leurs âmes tremblotantes, le Brésil de Zico et la France de Platini en 82, le Brésil de Socrates en 86, la Colombie en 90, la Suède ou la Roumanie en 94, la Hollande en 98, l’Argentine en 2002... Plus ces équipes avaient perdu, plus ils les aimaient, leurs mésaventures confirmant ainsi leur célèbre adage : au royaume des préjugés, les vainqueurs ont toujours raison et seule la victoire est belle.

L’indice Castrol

À force d’avoir les yeux fixés sur leurs écrans, les êtres qui habitent ces contrées reculées vont  poser leurs lunettes sur le nez au moment d’examiner ces demi-finales. Comme on investirait dans des valeurs mobilières, ils calculeront, manipuleront, compareront et à la fin, sanctionneront les trois futurs perdants. Voilà pourquoi ils avaient inventé un indice au nom d’huile de moteur (Castrol), pour classer l’inclassable. Tous ces interminables débats qui déchiraient les adeptes depuis des générations prendront fin et grâce eux, une bonne fois pour toute, on saura  qui est le meilleur. Grâce à une légions de machines, de tableurs et de capteurs «chaque passe, chaque tacle et chaque appel est mesuré et analysé afin de savoir s'il a eu un impact positif ou négatif sur la capacité de l'équipe à marquer ou à éviter un but» nous expliquent-ils alors sur le site de la FIFA. Ce que les humains n’arrivaient pas à faire, les machines y parvenaient enfin. Nous pensions que James Rodriguez, que Neymar, que Pirlo, que Bryan Ruiz ou que Toni Kroos étaient les joueurs incontournables de cette coupe du monde. Nous pensions que la valeur d’un joueur se mesurait à son intelligence de jeu et à son intuition mais nous nous trompions. Le meilleur c’était Karim Benzema. Nous pensions qu’il avait erré côté gauche contre le Nigéria, qu’il avait ensuite manqué de panache et d’ambition contre l’Allemagne ? Nos impressions ne valaient rien à côté des sentences des machines qui, elles, avaient analysées des données vraiment objectives. C’était lui le meilleur, point. Nous l’avions sous nos yeux et n’avions même pas été capables de nous en apercevoir. L’an dernier ce système avait été installé pour évaluer les performances des joueurs durant la Coupe des Confédérations. Le brésilien Fred avait terminé en tête du classement. C’est dire comme nous étions ringards.

Un film d’animation (offensive)

Ce pays fabuleux où le lyrisme a définitivement été remplacé par la communication et la statistique, où l’art et le jeu ont été aboli au nom de la productivité et du résultat, c’est le pays des demi-finales qu’il faut absolument gagner. Dans ce pays, où la victoire donne raison et la défaite condamne à l’oubli, on fabrique des champions du monde comme irait à l’usine. Comme dans le film de Charlie Chaplin, à force de répéter les mêmes gestes et les même idées productives, ils se disent que l’homme finira bien par rentrer à l’intérieur de la machine et changer tout ce qu’il touche en chaîne de montage. C’est dans ce monde de «la gagne» qui pardonne tout, qu’on remplace des caissières par des robots et des idées sur le jeu par de «l’animation offensive». Mais quand tout à coup on regarde un quart de finale Hollande-Costa Rica, on réalise qu’il ne suffit pas de «savoir chambrer» et «avoir un palmarès qui parle pour lui» pour être un grand entraîneur. 

Le pays des aveugles


Van Gaal avait ringardisé tous les autres en une seule séance de penalties et sans bouger de son siège. Pinto, l’entraîneur du Costa Rica, avait fait de son équipe une armée aux déplacements collectifs stupéfiants. Regardez combien de fois son équipe interrompit les mouvements adverses grâce à sa gestion du hors-jeu. Regardez l’intelligence de ces joueurs et admirez le sang-froid de ceux qui faisaient un pas vers l’avant quand tous les autres allaient en arrière, et mettaient ainsi à plat toute tentative d’incursion (13 au total). Leur entraîneur ne sera certainement jamais champion du monde et Bryan Ruiz ne sera jamais en tête des indices Castrol. Pourtant ils ont mérité d’être citoyens d’honneur de notre pays à nous, celui où l’amour du jeu est la seule valeur qu’il faille préserver. Dans ce pays, Louis Van Gaal, Joaquim Löw, Diego Simeone et  Jorge Valdano sont des prophètes qui s’accordent à répéter cette phrase de Marcelo Bielsa, celui que les autres surnommaient «le fou» : «dans n’importe quel domaine on peut gagner ou perdre, ce qui compte c’est la noblesse des moyens utilisés, ce qui compte c’est le procédé. La dignité avec laquelle j’ai parcouru ce chemin à la recherche de mon objectif. Tout le reste c’est une histoire qu’on veut nous vendre comme vraie mais qui ne l’est pas.» Bienvenue au pays des demi-finales, bienvenue au pays des perdants.

dimanche 6 juillet 2014

De la neutralité

Dimanche 6 juillet 2014
Journée de repos (demi-finale)




On a tout fait pour éloigner le moment où on ne ressentirait plus rien. Les demi-finales arrivant, il faut se rendre à l’évidence, c’est la fin qui commence. Il est temps de redevenir neutre.

Rien. Absolument rien. Le vide a remplacé les après-midis passées depuis un mois à traîner devant un téléviseur fatigué d’être bloqué toujours sur la même chaîne. On tourne tout autour de l’objet de notre passion en se demandant ce qu’on faisait à cette heure-ci, avant le Mondial. On finit par s’assoir dans le canapé, par changer quelques chaînes, on tente aussi d’ouvrir une de ses bières qui donnent envie de prolongation, qui accompagnaient la saveur d’un match joué au milieu de la nuit en pleine jungle amazonienne. Il y a bien ces drôles d’émissions qui ressassent la blessure de Neymar, l’élimination de la France sans combattre, le génie de Van Gaal. Bien sûr on y jette un oeil. Tous ensemble on s’exerce à se souvenir de certains de ces moments, on se met déjà à les classer entre nos deux oreilles, dans nos archives personnelles. Il y aura donc ces moments «inoubliables» qu’on emmènerait partout. Et puis il y aura tous les autres, tous ceux qu’on avait déjà oubliés, dont les traces sont déjà à plusieurs années lumières de nous. Chili-Australie le 13 juin ? Rien. Equateur-Suisse du 15 juin ? Rien. Allemagne-Portugal du 16 juin ? Rien. Ou bien si, un pénalty bizarre pour l’Allemagne, une expulsion de Pepe et le Portugal qui se prend une veste. Voilà ce qu’il nous reste de ces trois semaines passées devant un écran. Maintenant qu’il reste plus de journées à se reposer que de matchs à jouer, on se demande bien ce qu’on va pouvoir faire de tout ce temps. C’était comment la vie avant le Mondial ? C’était quoi la vie sans surprise, sans indignation, sans exagération ?  C’était la vie normale. La vie neutral

Sortie des artistes

En fait, pour nous le Mondial est déjà terminé. Les demi-finales ce n’est plus vraiment le Mondial parce que c’est le moment où, pour quelques nations privilégiées, ce qui compte ce n’est plus de jouer mais de survivre. La mathématique a pris le dessus et on se pose de drôles de questions : a-t-on vraiment envie que le Brésil remporte une sixième Coupe du Monde ? La Hollande remportera-t-elle enfin sa première étoile ? Même les artistes nous ont abandonnées. L’Allemagne a remis Khedira dans l’axe et Lahm sur le côté, le Brésil a perdu Neymar, l’Argentina fera sans Di Maria et la Hollande jouera la contre-attaque, encore. Alors durant ces soirées qui se libèrent peu à peu, au lieu de se détendre et de penser au monde qui nous entoure, on élabore de nouvelles théories structuralistes sur le Brésil ou l’Allemagne. Pour être bien sûr de leur validité on se plonge en nous-même et on réfléchit. On pèse le pour, le contre, on tente de s’enthousiasmer pour ces tristes probabilités. Le pronostic est la seule volupté qui nous reste, maintenant que tout est terminé. Plus de Colombie, plus de Belgique, plus d’Italie, plus de Grèce. Que du Brésil, de l’Allemagne, de la Hollande et de l’Argentine. Plus aucune raison de sauter sur un siège et d’exiger qu’on vous laisse en paix devant votre écran. Plus de mauvaise foi, plus de folie, plus d’émotion. C’est moche le foot quand c’est neutral

De la cruauté

On va les regarder les demi-finales, bien sûr. Mais un verre à la main et avec l’esprit ailleurs. Nos yeux s’intéresseront à des choses nouvelles, notre entendement analysera ces rencontres comme on commenterait un tableau de la renaissance flamande. On interprèterait, on devinerait les intentions de l’auteur par le truchement de quelques détails imperceptibles. Dans la signature, dans la façon de dessiner tel ou tel mouvement de main, dans le rayon de soleil qui tombe, là, juste devant cet enfant en aube, on aura deviné le sens de ce tableau, l’issue de cette rencontre. Oui, on regardera ces matchs comme on irait au musée, d’une pièce à l’autre, en privilégiant les salles où des banquettes avaient été installées. On voudra s’assoir dans ce bar, on ne voudra plus être debout. On voudra bien voir, on ne voudra même plus être bousculé. Pendant le match, notre coeur penchera tantôt du côté jaune, tantôt du côté blanc. Quand l’un mènera au score, on essaiera d’être pour l’autre, celui qui perd. On voudra qu’il égalise pour avoir un peu de rabe et retarder le plus possible le moment où le Mondial sera terminé et qu’il faudra revenir dans notre vie normale, occuper tout ce temps vide. Et puis quand celui-ci aura égalisé, on sera à nouveau pour l’autre pour se maintenir éveillé. Peut-être même qu’on attendra une séance de penalties. On sera devenu cruel. 

Le point de vue du journaliste sportif


L’expérience de la neutralité est un point de non-retour impossible à éviter mais auquel il est difficile de s’accoutumer. John Carlin, immense reporter politique de The Independent, correspondant en Afrique du Sud sous Mandela, auteur de Invictus, fanatique de Manchester United, regretta le jour où il céda à un rédacteur en chef et accepta d’écrire sur le football. Sans s’en rendre compte, il venait de passer de l’autre côté de la cage. Dans le prologue de La Tribu, recueil de ses chroniques publiées dans El Pais, il avertit :  «il n’y aurait plus de retour en arrière possible. Je m’étais converti en une espèce de gourmet du football, un drôle d’animal, distant, sans aucune passion, décaféiné. Ce n’est pas une évolution; c’est une régression. J’ai honte et je le regrette - je sais que j’ai beaucoup perdu - mais il n’y a rien à faire. Quand l’étincelle s’est éteinte, elle s’est éteinte.» Regarder le mondial en spectateur c’est regarder le mondial en luttant vaillamment pour l’objectivité, comme un journaliste sportif. C’est la passion qui lui avait fait choisir ce métier, pas la raison. Mais depuis qu’il couvre ces évènements dont il rêvait quand il était ado, son métier a transformé l’enfant sauvage qu’il était, en un être poli et civilisé. Il est devenu l’exact inverse de lui-même. Il ne souffre plus pendant les matchs. Il a éteint sa passion. Il est devenu neutre. Comme si pour lui tous les jours c’était les demi-finales d’un Mondial dont on aurait été éliminé. Comme si la vie, tout à coup, était devenue cette boisson sans saveur, sans plus rien qui pique ou qui brûle. La vie sans sucre, sans caféine, sans alcool, sans rien. Neutre quoi.

samedi 5 juillet 2014

Le tabouret de Van Gaal

Samedi 5 juillet 2014
Hollande-Costa Rica (Quart de finale)
Salvador de Bahia



Il ne se lève que très rarement de son siège pour transmettre ses consignes. Il a une allure de prof d’université quand il note d’interminables remarques sur son carnet posé devant lui. Van Gaal n’entraîne pas, il instruit. 

Quelque part dans nos têtes, malgré les centaines d’heures passées à regarder 22 hommes s’organiser pour faire passer un ballon de l’autre côté d’une ligne, il restera toujours cet inavouable soupçon. On sait bien, voyons, que les entraîneurs font partie du jeu. On en a connu, depuis le temps. On en a vu des médiatiques, des vulgaires, des mal polis et des élégants. Certains sont même devenus chauves à force de s’inquiéter, d’autres ont mis les doigts dans les yeux de leur Prochain pour se faire respecter. Et puis si on le vire quand on perd, c’est bien qu’il y est pour quelque chose, n’est-ce-pas ? C’est de sa faute à lui, à ses choix, à son manque de charisme, à ce quelque chose d’indéfini mais d'insupportable dont, intuitivement, on devine qu’il est le seul et unique responsable. Au fond, le commun des mortels a devant un entraîneur agitant ses bras, la même réaction que devant un chef d’orchestre qui remue une baguette. Le premier regard est toujours circonspect à l’endroit de cette drôle de pantomime. L’essentiel du travail de l’entraîneur, comme celui du chef d’orchestre, est invisible, quasi mystique. Il est donc toujours suspect. 

Bouger son séant

Hier soir, il fallait le voir Louis Van Gaal, au milieu de ses quatre assistants : cravate orange, costume, stylo, carnet. Ils portaient tous les cinq rigoureusement le même uniforme. Il n’y a que la taille des carnets sur leurs genoux qui distinguait leur grade respectif dans cet étrange escadron. Le plus grand, posé devant lui sur une serviette en cuir noir, était réservé au Professeur Van Gaal. Assis au deuxième rang entre Danny Blind et Patrick Kluivert (qui avait si chaud dans cet accoutrement qu’il avait discrètement disposé une serviette pour s’éponger le visage au-dessous de lui), Louis Van Gaal ne s’était levé que pour féliciter un joueur remplacé qui quittait le terrain. Le reste du temps, impassible, il prit des notes et écouta attentivement les impressions de son premier adjoint, Danny Blind, futur sélectionneur en 2016 après Hiddink qui succèdera à Van Gaal à la fin du mondial (oui en Hollande tout est déjà prévu). Quand il s’adressait à son chef, les autres tendaient l’oreille pour attraper quelques syllabes de conversation entre les deux philosophes. Et ensuite ils notaient, ils notaient.  Louis Van Gaal s’était plaint au début du Mondial de la hauteur de son poste d’observation au bord du terrain à Salvador de Bahia. Il avait trouvé le banc de touche beaucoup trop bas pour lui «le banc de touche est en-dessous du niveau du terrain et depuis ma place il y a en plus une caméra juste devant moi. Je suis obligé de bouger la tête comme ça (il mima des mouvements de gauche à droite) pour arriver à regarder la rencontre.  Je vais bientôt avoir besoin d’un tabouret de bar pour pouvoir regarder les matchs.» Mais voyons, Aloysius, lève-toi, tu verras beaucoup mieux.

La cage dorée

La majorité des coachs profite d’un match pour occuper tout l’espace qui leur est réservé dans la fameuse «zone technique». Seul l’entraîneur en chef a le privilège de trôner sur cette estrade imaginaire dessinée à la craie sur le sol, de laquelle il crie des consignes inaudibles le forçant ensuite à remuer exagérément les bras pour figurer les mouvements qu’il a en tête. Beaucoup y passent tout un match sans jamais aller se rassoir. De là, ils ont point de vue privilégié sur le déroulement de l’action. Pourtant Van Gaal n’est pas de cette espèce «moi je suis un coach qui reste assis, pas un coach qui se lève». Mais pourquoi donc ? Pourquoi Van Gaal reste-t-il donc toujours assis ? N’a-t-il pas lui aussi envie de se planter au bord du terrain, de hurler un bon coup et de diriger un peu ? Debout, en plus,  il aurait un bien meilleur point de vue et cesserait de se plaindre. Assis dans sa cabane, il ne doit voir que des chaussettes aller d’un point à un autre, un ballon rouler ici ou là. Pourtant il s’obstine. Il est vraiment bizarre ce type. A-ton jamais vu un chef d’orchestre refuser de monter sur son pupitre pour ensuite s’assoir au premier rang de la salle et prendre des notes tandis que son orchestre entame le deuxième mouvement d’une symphonie de Mahler qu’il était censé diriger ? Van Gaal, lui, préfère abandonner son poste. Drôle de chef, ce chef.

Socrate en hollandais

Mais si Van Gaal ne se lève pas c’est qu’il a une bonne raison de ne pas bouger de son siège. Comme on ne peut pas tout diriger du haut d’une estrade ou du sommet d’une colline, Van Gaal ne dirige pas seul au bord du terrain. Installé sur son banc de touche, aux côtés de ses adjoints, il dirige le match d’une tout autre façon. Il prend des avis ici ou là, il interroge ses interlocuteurs, écoute leurs sensations et note sur son carnet. Debout il serait condamné au soliloque qui rend fou, assis, il dirige un match comme on mène une conversation. José Mourinho et Pep Guardiola, ses deux plus illustres disciples, ont ainsi gardé une grande admiration pour cet homme qui entraînait comme Socrate instruisait «dans l’équipe technique de Van Gaal, expliquait un jour Mourinho, il existe toujours un espace pour la divergence. Van Gaal adore quand on se met à débattre d’une question et quand quelqu’un n’est pas d’accord. Ce désaccord viendra ensuite cimenter son idée à lui et nous emmènera, grâce au dialogue, à des solutions complètement différentes». Comme Socrate, Van Gaal est un entraîneur qui a confié sa vie aux vertus de la dialectique. La sagesse c’est la conversation.

L’idée du hasard


Quand Tim Krull entra sur le terrain pour cette séance de penalty, il avait déjà arrêté toutes les tentatives costariciennes à l’entraînement avec Franck Hoek, le préparateur des gardiens hollandais et adjoint du philosophe. Le Mou encore : «Van Gaal a parfaitement conscience qu’il y a des gens qui savent faire certaines choses mieux que les autres et délègue à la personne appropriée telle ou telle fonction». Hier soir pour expliquer son choix, Van Gaal sourit légèrement et éradiqua d’un coup toute idée de hasard  « bien sûr qu’on y avait réfléchi, en faisant notre liste de 23 joueurs. Chacun à des qualités et des défauts qui ne coïncident pas toujours. Nous pensions que Tim (Krul) était le plus approprié pour arrêter les penalties». Quand les autres choisissaient leur deuxième ou troisième gardien comme on eut opté pour un matelas plutôt qu’un autre, Van Gaal choisit un deuxième gardien en lui donnant une responsabilité propre et le temps de s’y préparer. Fier de cette responsabilité qui lui fut confié, Krul plongea 5 fois du bon côté et arrêta 2 penalties. Van Gaal venait de gagner encore une fois, sans bouger de son siège. 

vendredi 4 juillet 2014

Apprendre à perdre

Vendredi 4 juillet 2014
France-Allemagne (quart de finale)
Rio de Janeiro



Ils se sont battus, ils ont perdu, nous sommes tristes, le Mondial est terminé. C’est encore la faute à ces satanés «détails» qui nous poursuivent. Gagner c’est bien. Mais perdre, c’est encore mieux. 

Perdre. Perdre encore. Perdre sans combattre. Perdre sans avoir le plaisir de rêver encore un peu. Perdre sans avoir le temps de se demander ce qu’on aurait pu faire, ce qu’on aurait peut-être dû faire. Perdre en voyant le temps qui coule seconde par seconde et qui semble indifférent à notre sort. Perdre comme une obsession qui assaille l’esprit dès le premier but. Il y a des matchs où l’on essaie de s’attraper à quelque chose, comme la Colombie s’était accrochée à son génie de 22 ans matraqué pendant 90 minutes par Fernandinho. James Rodriguez n’avait rien dit et s’était obstiné. De ce visage de poupon dégoulinaient une envie et un talent capable d’entretenir l’illusion d’un miracle et de faire taire tout un stade hostile. Il n’avait pas d’expérience, lui, mais en marquant ce pénalty il avait offert aux spectateurs l’envie d’en voir encore plus, de se coucher tard, l’illusion que ce match ne terminerait jamais. Les Colombiens avaient perdu en offrant ce qu’ils avaient de mieux, en vidant absolument toutes leurs poches. En deuxième mi-temps ils s’étaient lancés à l’attaque sans milieu de terrain, sans aucun filet qui les retenait. Il voulait tellement gagner qu’ils avaient oublié qu’ils pouvaient aussi perdre. C’est cette pleine inconscience de l’enjeu qui offrit au spectateur la volupté d’un spectacle dont il se souviendra. Le plaisir c’est le risque. L’expérience c’est l’ennui.

Maracana morne plaine

Alors que penser quand la cruauté de la Coupe du Monde s’exerça en pleine après-midi ?  Dieu (forme sublimée de la FIFA) avait voulu que ce France-Allemagne fût le premier de tous les quart-de-finales et qu’il précédât ainsi de quelques heures ce splendide Brésil-Colombie rempli de larmes, de sueurs et d’inconstance. Certes il y eut des fautes dans ce match mais il y eut quelques souvenirs à conserver : ce coup franc de David Luiz, ce visage rouge de Lucifer célébrant son forfait devant 50.000 possédés. Il y eut les contrôles de balle de James aussi. La blessure de Neymar. Quelque chose qu’on pressentait mémorable. Plus ce Brésil-Colombie devenait intéressant plus la mémoire se mettait à déformer notre France-Allemagne. Que nous avait-il offert, à nous, au juste ? Qu’allait-il nous laisser dans le cerveau ? Une frappe de Benzema, un ou deux hors-jeu. L’arrêt de Neuer. Peut-être un peu de souffrance aussi, parce qu’il fallait bien. Mais ce goût de fer dans la bouche et cette espèce de tension irrépressible qui tombe dans les jambes à l’heure d’abandonner le Maracana sans y avoir marqué le moindre but, est la sensation amère des rendez-vous manqués. On a beau essayé de se souvenir, il ne nous restera pas grand chose à retenir, en fait. Aucune leçon à tirer. Le vide. Même les Allemands avaient l’air triste à la fin de ce match. 

Le détail de l’histoire

Dans la presse étrangère, on parle aujourd’hui de notre France-Allemagne, ce sommet, cet Olympe, comme d’une triste après-midi où il n’y eut «rien au Maracana» (El Pais), que la France avait été «gelée» (The Telegraph) que ce match «fut l’un des plus pauvres de la Coupe du Monde. Il n’y eut aucun risque, aucune émotion» (El Pais). Quand on parle de notre Deschamps, notre «patron» (Le Monde), comme d’un «entraîneur malhabile» (El Pais) qui sortit Cabaye «le seul milieu capable d’adresser des ballons dans la surface à Giroud», on aimerait leur dire que non, nous, on y avait cru, mais les forces nous manquent. Alors après ce France-Allemagne, nous nous étions tus comme nous nous étions tus après ce Chelsea-PSG où les savants de la chose avaient là aussi diagnostiqué un «manque d’expérience». Ils avaient deviné que c’était bien les «détails» qui faisaient la différence entre la victoire et la défaite à ce «niveau de la compétition». Une touche d’Ivanovic, un but du tibia de Ba, ne valaient pas beaucoup plus cher que cette «erreur de marquage» de Varane sur Hummels. Il faut regretter ces fameux «détails» qui décident des grands matchs, ce «manque d’expérience», qu’on évoque comme un mot d’excuse falsifié à chaque défaite nette et sans contestation possible. Mais en vouloir au temps qui passe, c’est comme en vouloir au temps qu’il fait. C’est la meilleure façon de ne rien dire, de ne rien faire et puis d’attendre. 

Le compétiteur qui ne compétite plus


Pourtant il y en aurait eu des choses à dire, mais quand la Patrie est en jeu, on préfère se taire plutôt que de passer pour un lâche « On a quand même bien représenté notre pays, avec fierté. On finit la compétition en étant fier d'avoir tout donné pour la patrie, je pense que les Français l'ont senti aussi», nous dit Sakho juste après ce match. Comme il s’était ainsi adressé à nous, on est bien obligé de lui répondre qu’on est un peu déçu quand même et que la «Patrie» aurait peut-être mérité un peu plus de panache. On aurait préféré perdre 4-3 plutôt que 1-0 sur coup franc à la dixième minute. Sakho, il ressemblait un peu au médecin-chef Bestombes du Voyage au bout de la nuit, celui qui réparait les soldats blessés à grand coups d’électrochocs pour les renvoyer ensuite à leurs tranchées au nom du «patriotisme». Céline nous avait pourtant prévenu «pour accéder à cette vérité, non seulement l’intelligence est superflue, Bardamu, mais elle gêne !». On aurait préféré parler d’autre chose, mais enfin, il n’y avait pas le choix. Alors pour patienter un peu, on prit un autre livre pour éviter de trop penser et trop regretter. À la page 44 de Dínamico de lo impensado de Dante Panzeri, le livre qui révolutionna le point de vue sur le football dans l’hémisphère sud dans les années 60, on lit bêtement «la barbarie et le désagréable du football vient du fait que le public ne sait pas au nom de quoi et pourquoi on joue au football. Voilà pourquoi il est perméable à croire à l’idée que durant un match c’est ‘le pays‘ ou ‘la patrie‘ qui joue.» Perdre fait partie du jeu. La Patrie n’a rien à voir avec tout cela. Ce qui compte ici, c’est la façon de se souvenir, la façon de tomber, la façon d’apprendre. C’était donc cela l’expérience, apprendre à perdre. 

jeudi 3 juillet 2014

Un match mémorable

Jeudi 3 juillet 2014
Quart de finale
Journée de repos



Qu’est-ce-qu’un match mémorable ? C’est une question à laquelle on ne pourra jamais répondre avant le coup de sifflet final. Un match n’est mémorable que si on est capable de s’en souvenir. Il va donc falloir faire un petit effort.

Il y a des gens qui, à l’heure de se planter devant leur téléviseur, s’installent devant un match comme ils ouvriraient un livre de cuisine. Ils examinent les compositions comme on détaillerait les ingrédients d’un navarin d’agneau ou d’un veau marengo. Du haut de leurs certitudes, ils nous signifient par leurs commentaires avisés qu’ils en savent beaucoup plus que nous en la matière. Pour eux la qualité d’un match tient dans une formule mathématique additionnant les joueurs ordinaires, soustrayant les quelques blessés et multipliant, par la grâce d’un coefficient uniquement connu d’eux, le résultat obtenu par le génie d’un ou deux protagonistes. Ils obtiennent alors un résultat qui leur permettra d’évaluer le taux de beauté à venir d’un match. Bien sûr, plus les joueurs seront réputés forts, plus le match sera beau. C’est mathématique. Ces gens, à la physionomie souvent arrondie, qui parlent la main droite dans la poche et la tête en arrière, aiment donner des notes à tout ce qu’ils voient. À leurs yeux d’experts de la chose, le football est l’activité humaine qui se rapproche le plus de la cuisine ou de la maçonnerie. Pour ces critiques dont le talent réside, à force de sentences et d’injonctions, dans l’absence totale de prudence à l’heure d’envisager une rencontre de coupe du monde, le football est toujours une excellente raison de parler souvent et, surtout, de ne jamais être ému. 

Aux grands matchs, la patrie reconnaissante

Mais la grandeur d’un match ne tient pas dans un relevé de notes scolaires, dans une série de statistiques obscures ou dans uns suite de sentences irrévocables à l’encontre d’un latéral gauche «toujours aussi catastrophique» ou d’un arrière central qui «ne prend pas assez de risque dans ses relances» . À force de voir le football comme une suite de causalités mathématiques, de résultats qui prouveraient une chose et peut-être aussi son contraire, on finira peu à peu par ,nous aussi, nous transformer en machine à compter, à examiner, à mesurer. On arrivera même parfois à se figurer l’avenir et à pronostiquer tous les scores du monde. Nous irons encore plus vite que tous les ordinateurs. Le visionnage des matchs ne sera donc plus qu’une formalité dont la seule fonction sera de confirmer la grandeur de nos prophéties. Enfin, nous aurons supprimé le hasard et les circonstances. On aura mérité notre titre d’expert.

On en saura donc beaucoup sur comment on joue, sur comment on se déplace sur un terrain, sur combien de passes réussies, sur combien de kilomètres parcourus. On saura tout sur comment ils ont fait pour gagner, avec quelle stratégie ils ont percé les défenses, tous leurs résultats depuis 10 ans. Pourtant on ne saura toujours pas pourquoi on se souvient de ce match plutôt qu’un autre. On ne saura jamais pourquoi on pouvait être aussi désespéré pour un motif aussi futile. Nous ne saurons donc toujours pas ce qu’est un grand match, un match dont on se souvient, qui marquera notre façon d’être triste ou d’être heureux pour toutes les années à venir. On aura beau calculer, classer et découper tout en rondelles fines, depuis France-Allemagne 82, France-Brésil 86, France-Paraguay 98 ou France-Italie 2006, on ne pourra plus jamais vivre un match de coupe du monde de la même façon. La sensibilité aux joueurs agressifs, aux décisions injustes, aux buts qui n’en finissent pas d’arriver, aux coups de boules injustifiés, est d’autant plus aiguisée qu’elle a déjà été beaucoup sollicitée par le passé. Un grand match est d’abord une affaire de sensibilité. Comme l’amour, elle ne s’use que si on ne s’en sert pas. Et plus on l’exerce, plus elle s’aiguise. 

Le degré de mémorabilité

Les seuls vrais critères acceptables qu’un match doit remplir pour avoir le droit de s’installer bien au chaud dans notre cortex, sont donc ceux de l’irrationnel. La mathématique et la cuisine n’ont rien à dire sur ce qu’il se passe en nous quand nous n’en pouvons plus d’attendre, quand nous sommes fatigués d’être aussi émus. Dans son Fever Pitch, Nick Hornby se pencha un jour sur la question. Il dressa ainsi sept critères à l’évaluation du degré de «mémorabilité» d’un match c’est à dire un match dont  «on revienne bourdonnant de satisfaction». Pas un seul n’est rationnel et c’est peut-être bien pour cela qu’il a raison :

1. Des buts
2. Un arbitrage parfaitement scandaleux
3. Une foule bruyante
4. De la pluie, un terrain glissant (on accepte aussi le climat étouffant et l’humidité insupportable d’un match en pleine après-midi à Rio)
5. Un pénalty raté par l’adversaire
6. Un carton rouge donné à son adversaire
7. Quelques incidents «regrettables», désordres, bavures, avanies diverses


La victoire importe peu. Ce qui compte, c’est tout ce qui est invisible, toutes ces choses qui font qu’on en parlera encore dans dix ans. Lâchons donc nos carnets de notes, oublions un instant les recettes de cuisine et laissons nous aller à la sensibilité. Ce soir c’est France-Allemagne. Ce match sera peut-être mémorable. Ou non. Tout dépend de nous.