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mardi 23 décembre 2014

Pourquoi Cristiano va gagner le Ballon d'or



Si Cristiano Ronaldo doit remporter le prochain Ballon d’Or, ce n’est pas pour des raisons superficielles. Il y a longtemps que Cristiano Ronaldo n’est plus un homme. Ce trophée doit lui revenir, c’est une question de santé mentale.

C’est compliqué d’évaluer un homme. Il a beau, deux fois par semaine, s’exposer à l’examen de nos yeux avides, se remuer tant qu’il peut, étendre un peu plus à chaque rencontre l’éventail déjà très ouvert de ses qualités techniques, c’est dur de décider. On voyait bien comment il s’y prenait pour nous faire plaisir et tous les sacrifices qu’on devinait pour atteindre une telle exposition (il règne sur un royaume de 100 millions de fans sur Facebook), on l’encourageait même. Pour en arriver là, bien sûr, il avait payé le prix de la gloire et de l’ascèse que le sport de haut niveau suppose, pourtant quelque chose nous chiffonnait encore. À chaque apparition, c’est encore lui qui nous offrait des récompenses. Comme il n’était pas rockeur et qu’il ne pouvait pas nous faire cadeau d’une mélodie connue en fin de concert, Cristiano nous offrait quelque chose d’autre, des échantillons de génie. À chaque but marqué, comme d’autres dédient leur meilleur tube à un public déjà conquis, CR7 offrent toujours les mêmes secondes de célébration à déguster. Tournant le dos vers le public, il contracte les muscles et offre son nom et son numéro à tous les spectateurs, même les plus hostiles. Son talent n’est pas mesurable parce qu’il n’est pas exactement celui d’un footballeur. Son génie n’est pas strictement sportif. 

Le football ne suffit pas

Il ne faut pas admirer dans Cristiano la résistance physique d’un grand athlète ou l’intuition invisible d’un stratège napoléonien. S’il avait voulu uniquement être joueur de football, comme Zidane l’a été, comme Iniesta l’est encore, Ronaldo aurait choisi une autre discipline, peut-être le rugby ou le handball. On aurait alors admiré des vertus inattendues pour de tels sports mais qui auraient des qualités autrement plus footballistiques : dans le rugby il aurait eu la science de l’exploit individuel, dans le hand celle de la reprise de volée. On aurait salué cet artiste tout en lui reprochant de nier l’essence propre de son sport, de le pousser un peu trop loin. Mais c’est le propre du génie. Le talent  qu’il déploie se manifeste toujours aux limites de sa discipline, comme si son sport était trop petit pour le recevoir tout entier, comme s’il vivait à la marge de tous les autres amateurs et que, le temps d’un match, il offrait en partage à son public ces vertus uniques et prodigieuses pour venir à bout d’adversaires toujours plus exigeants, le talent de Ronaldo est beaucoup plus abstrait qu’une simple collection d’habiletés techniques. Le sport qu’il pratique n’est pas que le football, c’est un mélange de basket, d’athlétisme, de descente et de slalom. S’il fallait absolument le ranger dans une discipline, Ronaldo serait en fait un artiste silencieux qui ne disposerait que de son corps pour nous raconter des histoires. Il jouerait de la gravité et de la pesanteur de ses membres, comme d’autres du piano ou du violoncelle. Un jour ce serait un crochet, un autre un coup du foulard ponctué d’un clin d’oeil ou d’une reprise de volée spectaculaire. Cristiano ne joue pas, il danse.

Ronaldo en collants

Voilà pourquoi il y a toujours chez Cristiano quelque chose qui se refuse aux imbéciles, à ceux qui professent le bon sens poujadiste du foot qui paie, du collectif sur l’individu, du vrai artiste contre le charlatan, des choses utiles contre l’accessoire. «Quelle est la substance de Cristiano ?» se demanderaient-il. L’air, répondrions-nous. L’air c’est-à-dire le vide. Et Cristiano se suspendrait dans l’espace, jouerait en proposant des mouvements inattendus, des gestes qu’on n’aurait jamais imaginés (voyez cette reprise de volée en coup du foulard contre Cruz Azul). Le petit-bourgeois ricanerait comme il l’avait fait devant le Sacre du Printemps, devant les ballets de Béjart ou de Marta Graham. Devant le spectacle insupportable de la sensibilité et au nom d’un mystérieux bon sens artistique, le poujadiste ne se serait intéressé qu’aux collants «ridicules» des danseurs, qu’aux mouvements  «empruntés» et «anti-naturels» proposés par le chorégraphe, plutôt que de se laisser porter par l’esthétique d’ensemble et remué par les émotions qu’elle provoquait. En réalité ce qu’ils aiment, les poujadistes, c’est tout ce qui leur ressemble. Ils s’inventent des remises de prix inutiles pour le seul plaisir de ne récompenser que ceux qui ne sont pas différents d’eux, de leurs aspirations ridicules, de leur médiocrité quotidienne «toute la mythologie petite-bourgeoise, écrit Barthes, implique le refus de l’altérité, la négation du différent, le bonheur de l’identité, l’exaltation du semblable». Ils ont donc une idée très précise de ce qu’est le football. Celle de Cristiano est différente. Alors, bêtement, ils ricanent.

La fin de l’histoire

Car pour eux le vrai foot, celui de toujours, celui qui mérite qu’après Yachine, un autre gardien de but soit «enfin» récompensé (le poujadiste a une vision téléologique du Ballon d’Or car son époque est toujours la dernière et après lui, bien entendu, arrivera le déluge). Au fond, ils en sont persuadés, si leurs ancêtres n’avaient jamais honoré Zoff, Meier, Kahn, Lama, Schmeichel, van der Sar, c’est qu’ils étaient un peu idiots. Voilà le drame, pour Ronaldo, de cette grande élection aux enjeux minuscules. C’est l’unique jour dans l’année où ceux qui n’étaient jamais parvenu à l’arrêter sur le terrain, dans les tribunes ou dans les souvenirs, ceux-là même dont il se moquait quand il battait tous leurs records, allaient pouvoir donner libre cours à leur ressentiment et prendre leur revanche dans les urnes. Ils attendaient ce moment depuis de longs mois. Avoir le plaisir de le voir s’agiter devant eux au moment des votes, quémander leurs honneurs, réclamer leur attention, c’était le cadeau de Noël des eunuques. L’élection du Ballon d’Or est le seul moment de l’année sportive où le destin du plus fort dépend de la volonté de tous les autres. Qui protègera donc le fort contre ces faibles ? Qui osera reconnaître dans ce joueur l’exceptionnelle régularité dans les performances, l’exemplaire éthique sportive et la volonté inébranlable d’être toujours indispensable ? Le football de Ronaldo est d’une profondeur inaccessible au bien-pensant. En exigeant le Ballon d’Or pour cet homme on ne mettra ni les rieurs, ni les bourgeois de notre côté, certes, mais on rendra grâce à la plus belle des qualités, l’intelligence.



mercredi 10 décembre 2014

Le Real dans l’espace



Après dix-neuf victoires consécutives, le Real Madrid d’Ancelotti évolue désormais dans une galaxie très éloignée de celle de tous les autres. Là où il vit, il ne se contente pas de se promener dans l’espace. Il fait mieux, il le crée. 

La meilleure façon de voyager dans l’espace c’est de s’assoir dans un gros fauteuil en cuir noir légèrement usé aux accoudoirs, de détendre les membres inférieurs, et de s’installer devant un Real Madrid-Celta, un Real Madrid-Ludgoretz ou un Real Madrid-n’importe qui. Peu importe, ce sera toujours le même film qu’on regardera. Comme les autres avant lui, ce Real-Ludgoretz réserva, mardi soir, son lot d’émotions esthétiques à tous ceux qui avaient pris le temps d’admirer les étoiles et d’écouter le silence éternel de l’infiniment grand. Les explorateurs du jeu ont dégusté ce Real comme les autres les premières minutes de valse de 2001, Odyssée de l’espace. Il ne fallait pas nous déranger quand Isco ou Kross contrôlaient le ballon à 35 mètres de leur but. Parce qu’on savait que c’était à ce moment précis, juste avant d’envoyer le projectile loin devant eux dans les espaces libres de l’autre côté du terrain, que la musique de Strauss allait retentir. Nos casques (audio) sur la tête on était prêt à entamer le grand voyage. Comment donc avoir peur de l’infiniment grand quand nos vaisseaux spatiaux sont pilotés par Toni Kross et Isco ? Comment ne pas être émerveillé par ces constellations quand notre astre solaire s’appelle Cristiano Ronaldo ?

Administrer le néant

Comme Kubrick en 1968, Ancelotti nous fit à son tour aimer l’espace vide quand il choisit un jour d’organiser son équipe en fonction de la dimension du terrain à couvrir plutôt que la distance qui la séparait du ballon. Quand certains comme le Barça, l’Ajax, le Rayo ou le Bayern s’organisent en fonction de la position du ballon, c’est-à-dire que c’est chez eux la possession qui donne l’ordre à suivre et organise le positionnement des joueurs, le Real d’Ancelotti, lui, ressuscite le Milan de Sacchi devant nos yeux d’adolescents émerveillés. Comme son maître vingt ans plus tôt, Ancelotti a décidé, plutôt que de courir dans le vide à force de poursuivre un ballon devenu insaisissable, de regarder le vide en face et d’y sauter la tête la première. Contrôler l’espace plutôt que de s’épuiser à l’occuper. Administrer le néant plutôt que de s’y perdre tout entier. Changer les distances plutôt qu’arriver toujours en retard. «La clé de tout, enseigne Sacchi, c’est ‘l’équipe courte’» c’est-à-dire, une distance très courte entre la ligne d’attaque et la ligne de défense «c’est ce qui nous permet de ne pas dépenser trop d’énergie, d’arriver en premier sur le ballon, de ne pas nous fatiguer. C’est ce que je disais à mes joueurs, si nous jouons avec 25 mètres entre le dernier défenseur et l’attaquant de pointe, compte tenu de nos qualités, personne ne pourra nous battre. Ainsi, l’équipe bougeait comme une unité de haut en bas et de droite à gauche».  

Les étendues silencieuses

Il fallait les voir, Isco mardi soir ou James Rodriguez samedi dernier contre le Celta, s’installer au milieu du milieu et attirer vers eux tous les ballon. Pas besoin d’être agressif, d’aller au contact, de s’imposer dans les duels, comme disent les pragmatiques, pour récupérer des ballons. Pas besoin d’être grand, d’être fort, pour ratisser large. Juste être bien installé dans les interstices, être là où il faut, quand il faut. Depuis que ce Real a reporté au collectif le soin d’asphyxier ses adversaires, les ballons gagnés tombent comme des feuilles mortes sans qu’on ait besoin d’aucun ouvrier spécialisé pour les ramasser. Khedira maintenant au chômage, Isco est devenu le meilleur jardinier du monde. On reconnaîtrait le Real de Mourinho si dans le même temps Ronaldo n’était pas aussi mobile sur toute la largeur du terrain, si Isco, James ou Bale ne se repliaient pas aussi efficacement et ne réduisaient pas autant le vide dans leur dos. Là où les phases de transitions mourinhiennes frôlaient le stéréotype (Khedira pour Özil, Özil pour Ronaldo dans l’espace, fixation de Benzema, but de Ronaldo) la grandeur du Real d’Ancelotti réside dans la gestion virtuose des étendues silencieuses : dans le dos de la défense (amoindrissement systématique des superficies en jouant assez bas et resserré) et dans la moitié de terrain adverse (attirer l’adversaire pour créer les espaces nécessaires aux futures incursions). L’étendue vide qu’il fallait remplir d’automatismes chez Mourinho est devenu le champ d’exploration idéal et infini d’une quantité innombrables de variations. Ancelotti nous fait aimer le vide.

Vivre en l’air

C’est ce qui distingue le Real d’Ancelotti de tous les autres, cette façon virtuose mais désinvolte de mener la conquête des espaces. Quand le Milan des années 90 s’installait sérieusement autour de la ligne médiane et asphyxiait ses adversaires très tôt dans leur phase de construction, le Real d’Ancelotti, lui, choisit aujourd’hui de reculer pour créer, organiser artistiquement le terrain devant lui. Ainsi, plutôt que de tendre bien académiquement le piège du hors-jeu en plaçant sa ligne de défense très haut - au risque de se priver de mètres utiles pour les courses folles de Bale ou Ronaldo vers l’avant après récupération - le Real d’Ancelotti descend d’une bonne dizaine de mètre sa ligne défensive. Et alors, bien installé à 35 mètres de ses buts et à 5 mètres les uns des autres sans quasiment aucun milieu défensif pur (c’est la différence essentielle avec Mourinho), il fait mine de laisser jouer son adversaire, de lui redonner un peu d’espoir, exactement comme ces chats qui laissent les souris remuer encore quelques instants devant eux, pour mieux les attirer dans leur piège et les achever d’une morsure fatale. Les ballons tombés alors dans les pieds d’Isco, de Kross ou d’Illaramendi sont immédiatement propulsés vers les comètes Ronaldo, Bale et Benzema qui se chargent à eux trois (plus un autre, au choix) de dessiner des constellations provisoires dans les vides de la défense adverse. Les chiffres parlent et ils sont cruels pour les sceptiques : à peine trois petits hors-jeux très bas sifflés contre Ludgorets hier soir mais 21 interceptions signalées et une vingtaine de passe d’Isco devant lui à Ronaldo (soit autant qu’à Kross, son partenaire dans le coeur du jeu). C’est dire comme le Real aime l’espace. C’est dire comme on vit heureux en apesanteur.