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lundi 24 novembre 2014

L’amour du risque


Depuis des années on s’arrache les cheveux. Nos clubs sont trop pauvres, nos supporters trop exigeants, nos stades trop petits. Ce triste Nice-Reims a réveillé un des vieux fantômes de la Ligue 1 : l’amour du match nul.

À Nice, c’est quand l’hiver est sur le point de commencer que débute véritablement la saison. Ville de villégiatures et de perdition des aristocraties européennes depuis la fin du dix-neuvième siècle, c’est quand l’automne est tombé sur le reste de l’Europe qu’elle recueille dans la douceur de son climat et la lumière de son soleil bienveillant, les visiteurs aux âmes fatigués et aux poches bien pleines. Le long de la promenade des anglais, ils se traînent d’un bout à l’autre de la baie des Anges, se risquant même parfois à fouler les galets irréguliers de cette plage installée en centre-ville. Et ce n’est qu’une fois le soleil couché, qu’ils arrivent enfin à destination. Après 15 kilomètres de déambulation au bord la baie coincée entre des hôtels de luxe et le ressac minuscule d’une mer aussi bleue qu’intrigante, ils s’installent enfin aux tables de jeux des casinos. C’est l’heure de miser leur date de naissance, de mariage ou de veuvage. L’ivresse n’est pas dans les gains, il est dans la mise. C’est ici, que samedi soir, dans la capitale de la Riviera française, les âmes les plus nostalgiques reconnurent immédiatement en cette affiche Nice-Reims, les traces d’un passé glorieux et une bonne raison de miser sur le football plutôt que les machines à sous. C’était les années cinquante bénies du football français, celles du Champagne, du Racing, de Vignal, de Justo, de Vic Nuremberg. Il n’était pas nécessaire d’avoir mille ans pour se rappeler qu’à cette époque l’OGC Nice et le Stade de Reims se disputèrent chaque saison pendant dix ans les titres de champion et la seule place française en Coupe d’Europe. C’était le temps où les ballons n’étaient pas toujours très ronds, où les chaussures filaient des ampoules quand elles étaient trop neuves, c’était le temps où Nice c’était le Real et Reims le Barça.

La faute à Footix

Les années glorieuses disparues depuis trop longtemps, ils sont nombreux désormais à en vouloir indistinctement à notre Ligue 1, à toutes ces taxes qui «étouffent» les clubs français, aux supporters qui ne consomment pas assez, à nos pelouses pas assez vertes, à ces Footix de ne rien y connaître, bref à toutes ces choses, à tous ces gens, qui empêchent le football gaulois de s’exprimer et de s’épanouir en Europe. Hier soir après avoir avoir fait perdre leur soirée à plusieurs milliers de personnes (0-0, on ne reviendra pas sur l’absence d’occasion, la multitude de fautes, l’indisposition du public), et plutôt que de reconnaître l’indigence de spectacle proposé, les joueurs ont tenu à défendre leur bilan face à ces spectateurs vraiment trop tatillons «On se fait siffler, alors qu’on est dixième. Ce n’était pas la culture du public du Ray, c’est peut-être celle de celui de l’Allianz» se permit même Alexy Bosetti, 21 ans. C’était donc la faute du nouveau stade si, après une heure de jeu passée à se précipiter, à rater des transversales, Claude Puel sortit ses deux attaquants les plus talentueux (Bosetti et Cvitanich) pour les remplacer par deux milieux en manque de temps de jeu (Albert puis Vercauteren). Ils peuvent toujours clamer qu’ils avaient voulu jouer «plus vertical», comme Puel marmonna à la fin de ce match, mais pendant 30 minutes à domicile, le Gym joua sans joueur offensif, c’est-à-dire sans ambition. 

Le Rayo en Ligue 1

Bien sûr, le Gym n’a que 40 millions d’euros de budget annuel à dépenser, il faut savoir profiter des choses simples, d’un point récolté ici ou là et, quand le printemps arrivera, se sauver héroïquement de l’enfer aux dernières journées. Bosetti d’en rajouter «On n’est pas le Real Madrid». Certes, mais l’ambition est-elle une question d’argent ? Combien faut-il de zéro alignés sur un compte bancaire pour aimer se passer le ballon, prendre des risques, réchauffer le public clairsemé un samedi soir d’automne ? Les nouveaux stades se rempliront-ils à coup de réalisme grognon ? S’il suffisait d’augmenter les budgets pour être ambitieux, le championnat espagnol aurait disparu depuis longtemps et le Rayo Vallecano (12ème de la Liga avec 7 millions d’euros de budget l’an passé, 14 cette année) ne serait pas l’équipe européenne qui, derrière le Barça et le Bayern, bénéficie des meilleurs statistiques de possession et d’occasions générées. Il n’y a que les pauvres, les vrais, qui ont le droit de donner des leçons d’ambition, pas les tièdes. Paco Jemez, entraineur du Rayo à 500 000 euros annuels nets (soit moins de la moitié de Puel) «c’est la première fois dans le football moderne qu’un club a un budget aussi réduit que le nôtre, mais bon... L’idée qu’on a essayé de mettre dans la tête de nos joueurs c’était qu’ils ne croient rien de ce qu’on dit d’eux au-dehors. Tout le monde disait qu’on serait les premiers à descendre en D2. Si on l’avait cru, on serait descendu. Notre grande réussite c’est de nous fixer nous-même nos objectifs et voir jusqu’où nous sommes capables d’aller. Voilà pourquoi tout le monde a bien fonctionné : personne n’a cru que nous avions le plus faible budget.»

Apprendre à perdre

À force de répéter qu’il vaut mieux ne pas gagner plutôt que de perdre et se «contenter, avec Puel, d’un point pris dans l’adversité» à domicile, plutôt qu’un match à la hauteur de l’histoire glorieuse de ces deux monuments du foot gaulois (aucun 0-0 entre ces deux clubs en 50 ans de confrontations) on finira peut-être un jour par se sentir coupable d’aimer autant le risque. Quand ces tristes jours arriveront sur la Riviera, on soignera cette mélancolie au Palais de la Méditerranée. Entre deux machines à sous, on y retrouvera Paco Jemez jetant ses derniers jetons dans la fente. Pour nous convaincre de miser sur nos derniers espoirs, il nous parlera probabilités avec des exemples de foot « C’est ce que je dis à mes joueurs : les matchs nuls ne servent absolument à rien ! Si le match termine par un nul, je suis aussi dégoûté qu’après une victoire. L’an passé nous avons terminé avec 4 nuls et l’année précédente avec 3 nuls. Les joueurs le savent : le jour où nous faisons 12 nuls, on descend en D2.» Pour se sauver à tous les coups, il faut miser sur 13 victoires en 38 matchs (dont 19 à domicile). Point. Alors, samedi soir, comme pris de remords au moment où le quatrième arbitre annonçait 4 minutes de jeu supplémentaire, et après avoir gaspillé 30 minutes de jeu en 4-4-2 contre une équipe de Reims inoffensive, Puel fit entrer son second fils, Paulin, en attaque. Évidemment, ce match indigne de l’histoire de cette ville se conclut par l’inévitable colère du public niçois lassé de tant de prudence. Les vieux nissarts du Ray (et du Palais de la Méditerranée) le savent bien; pour être ambitieux nul besoin d’être le Real Madrid. Commençons par être le Rayo Vallecano. Pour Puel, c’est déjà énorme.




mardi 18 novembre 2014

Des puces et du Pep



Ce soir Guardiola fera comme nous. Il se plantera devant son écran et ne regardera pas France-Suède. Il a prévenu. Ce soir c’est Espagne-Allemagne qu’il faut déguster. Son derby à lui. 

Après ce match, ils diront qu’ils se sont ennuyés. Ceux-là même qui aimaient compter les buts comme les puces et placer chaque mouvement au verdict de la super, ultra, méga, giga loupe, ne regarderont certainement pas cet Espagne-Allemagne au microscope. En invoquant une sorte de science infuse et innée, ils en voudront à tous ces empalmeurs de subtiliser le ballon et de s’amuser à créer des espaces devant eux, plutôt que de courir très fort, de remporter plein de duels inutiles, de ne penser qu’«à la gagne», cette maudite «gagne». Au nom de l’efficacité il s’est commis beaucoup de choses qu’on a encore du mal à se faire expliquer. On a créé des armées de machines inutiles qui font bien mieux que nous des quantités de choses. Depuis que les caissières ont été remplacées par des robots parlants et que des milliers d’écrans se sont substitués à des millions de voix humaines, on a du mal à expliquer à nos enfants à quoi peut bien servir d’étudier le latin, le grec, l’allemand, la littérature ou d’aimer jouer au ballon sur un terrain vague avec les copains plutôt qu’à une Coupe du Monde en réseau tout seul dans son salon. Depuis que le foot est devenu un sport de rongeur, les compteurs de puces du Voyage au bout de la Nuit ont enfin trouvé une utilité sociale « Puces de Pologne d’une part, de Yougoslavie... d’Espagne... Morpions de Crimée... Gales du Pérou... Tout ce qui voyage de furtif et de piqueur sur l’humanité en déroute me passait par les ongles. C’était une oeuvre, on le voit, à la fois monumentale et méticuleuse. Nos additions s’effectuaient à New York, dans un service spécial doté de machines électriques compte-puces.» Et Pep quitta New York pour Munich.

Guardiola, double champion du monde

En fait, ce qui lui manquait à Pep, c’était «le jeu en soi. Pas tout ce qu’il y a autour. Comment une équipe joue, comment tu peux la battre, les particularités précises des joueurs dont tu disposes et comment les utiliser pour gagner un match. Voilà la seule raison pour laquelle moi je me suis mis dans cette invention. S’il n’y avait plus cela... Tout le reste, je n’en ai pas besoin constamment. Je pourrais vivre parfaitement sans cela et même mieux : je vivrai mieux sans tout cela. Mais le jeu en soi, lui, est désirable». Pourtant, depuis que Pep est revenu, les compteurs de puces se plaignent encore. Comme ils disaient la Liga inintéressante du temps où son Barça roulait avec 10 points d’avance sur le reste de la meute, aujourd’hui c’est la Bundesliga qui est à leurs yeux «trop déséquilibrée» à cause de son Bayern qualifié à son tour de « trop dominateur». Alors pour leur faire plaisir, on obtempère et regarde les deux dernières coupes du monde, seule compétition représentative d’une époque à leurs yeux. Depuis qu’il est en activité, 14 des 22 derniers champions du monde qui existent sur Terre ont eu Guardiola comme entraîneur au quotidien les années précédentes. Les barcelonais avec l’Espagne en 2010 : Carles Puyol, Gerard Piqué, Sergio Busquets, Xavi Hernández, Pedro Rodríguez, Andrés Iniesta, David Villa. Les munichois avec l’Allemagne en 2014 : Manuel Neuer, Jérôme Boateng, Philipp Lahm, Bastian Schweinsteiger, Mario Götze, Toni Kroos et Thomas Müller. Le pire c’est qu’il n’y eut (presque) personne pour regretter la défaite de la Hollande ou de l’Argentine. C’est peut-être bien la première fois depuis le Brésil de 1970.

Se poser la question

Voilà le paradoxe de Guardiola. Plus il parle de jeu, plus on nous parle de trophées, d’efficacité, de résultats. Et alors s’il leur répond en leur parlant à son tour de trophées (en six ans, Guardiola a disputé 25 compétitions avec deux équipes différentes et en a remporté 18, soit presque les trois-quarts) ils lui répondent que le football est à tout le monde, qu’il n’y a pas qu’une seule façon de jouer qui vaille, que c’est grâce à des effectifs généreux que Pep s’est rempli les armoires. Ces tautologies sont aussi discutables que celle de l’oeuf et de la poule. Mais le plus grand exploit de Pep n’est pas dans ses victoires. Il est dans la question elle-même. En plaçant le jeu au centre, il a contraint même les plus retors à se prononcer sur leurs critères esthétiques : possession ou style direct ? espace ou ballon ? passe décisive ou but ?Avant Pep, ce dilemme n’existait pas, ou pas aussi fort. En révolutionnant le jeu frileux et réactif des années 2000, il a donné un coup de jeune à sa discipline et rafraîchit le goût de son époque. Bielsa reconnaissait en 2011, qu’avec Pep, les masques étaient en train de tomber « Ce Barça n’est pas spécial pour ses résultats ou son système tactique. Dans cette époque où tous les chiffres sont des emblèmes, le Barça a émis des signaux de plus grande consistance qui perdureront dans la mémoire de ceux qui aiment le football et tiennent en sa façon d’avoir choisi une manière d’attaquer et de défendre». Pep a redonné à l’Espagne et à l’Allemagne l’envie de s’amuser. Son plus beau trophée n’est pas en or ou en laiton. Il est en chair et en esprit. C’est celui du style. 




jeudi 6 novembre 2014

L’escalier de Cristiano




C’était enfin son heure et tout était prêt. Il s’était bien habillé, avait choisi des mots et tous s’inclineraient enfin devant ses exploits. Mais à peine avait-il reçu ces honneurs du haut des marches, que l’autre, le nain, revenait lui voler la vedette en battant le record de Raúl. C’est à se jeter dans l’escalier.

Il y a des jours, vraiment, où on ferait mieux de tout envoyer promener. Dire merde à ce type à la poignée de main visqueuse qui nous sert de patron, prendre ses clic, ses clacs, ressortir le vieux sac à dos de rando et jeter toutes nos fringues d’étudiant à l’intérieur. Foutre le camp. Avoir enfin la paix. Retourner sur son île. C’est vrai, après tout. Peut-être qu’il n’aurait jamais dû partir. Il serait resté à jouer sur les trottoirs en pentes de Madère, il n’aurait jamais eu autant de fans, mais aurait-il été plus malheureux ? Il aurait gagné moins d’argent, certes, conduit moins voitures, pris moins l’avion. Mais aurait-il autant souffert d’ingratitudes, d’injustices ? À partir de combien de kilos d’or perd-on le droit de se plaindre ? À partir de combien de zéro sur un chèque l’injustice est-elle moins insupportable ? Tout cela est si long, tout cela est si vain. Hier, il était encore là. Toujours debout devant ce parterre de dirigeants séniles à répéter toujours la même chose «ce troisième soulier d’or c’est comme si c’était le premier pour moi». Il a même fallu tirer un peu sur la voix, prolonger le discours et faire du temps comme on tisserait de la laine. On avait dit «tu parles 2 minutes et puis du rends le micro au prési», alors il a parlé deux minutes en répétant le bonheur, la joie, le plaisir, l’honneur, la satisfaction, le remerciement et compléter toute la liste de synonymes appris la veille pour meubler le silence d’une cérémonie inepte, puis passé le micro au prési. Quand il a remis le trophée, Perez souriait tellement que, c’est sûr, le public s’en était rendu compte, c’était le Prési le plus heureux, pas Cristiano.

Penser à sa grand-mère

Et tout ça pour leur Real. Leur Madrid. Leur Espagne. Ronaldo avait tellement le sens du spectacle, si bien compris l’âme irrationnelle de cette ville où on applaudit les morts les plus spectaculaires et les existences les plus tragiques comme des tableaux de maîtres ou des prix Nobel de Littérature ailleurs, il avait à ce point saisi la part d’amour inconditionnel que contient toute appartenance à un club de cette dimension que, la veille de la remise de ce trophée du meilleur buteur européen, il avait tout fait pour que le premier homme à marquer plus de buts que Raúl en Europe, ne soit pas un étranger. C’était un devoir moral, un honneur à leur rendre. Quelque part dans les têtes planait bien la menace du nain de Barcelone, certes. Mais Cris jouait avec un but (70 contre 69) et 24 heures d’avance. Mardi soir à Bernabeu tout était donc prêt pour que le record reste bien à Madrid. Cristiano avait marqué durant les douze précédents précédents (20 buts), Liverpool s’était incliné 3-0 chez eux à l’aller, les cotes lui était toutes favorables, les augures aussi : aucune ombre, aucune inquiétude. Alors on a fait comme d’habitude, on a regardé Kroos, admiré Isco, remercié Benzema. Au nom des jours heureux et des passions du passé on a accéléré notre souffle, pensé à des images qui nous donnait chaud et puis, installé les uns sur les autres, fait notre devoir. Quand on a inscrit 275 buts en 261 matchs, même si on est un peu moins bien, on peut se forcer un peu. Ce n’est pas tous les soirs qu’on bat des records. 

Au suivant

Pourtant parfois l’inexplicable arrive et rien ne se passe comme prévu. Alors on psychote, on en veut à tout ce stress, à toutes ces choses qui tournaient dans nos têtes sans qu’on comprenne pourquoi. Au lieu d’être entièrement dédié à notre tâche- et détourner notre attention - on avait imaginé des paysages lointains et mystérieux. Or, à force d’avoir l’esprit ailleurs, l’inévitable se produisit. L’envie était retombée. Et, dans ce moment-là, le pire ce n’est pas d’être incompris. En effet, parfois la nature est bien faite et se charge de court-circuiter elle-même un cerveau beaucoup trop échaudé pour battre aucun record. Elle préfère tout débrancher, prendre son temps, respirer un grand coup puis reprendre le contrôle de la situation. Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Non le pire ce n’est pas de ne pas avoir battu un record attendu. Le plus dur, en fait, c’est le lendemain qu’il arrive, lorsque quelques heures après vous avoir remis le trophée du meilleur buteur de l’année, vous apprenez l’impensable. Le soir même, la belle, la grande presse, celle qui vous aimait tant, celle qui vous avait répété que ce n’était pas grave, qu’elle comprenait bien, cette même presse s’était jetée dans les bras de votre rival. Il était petit, laid, ne parlait pas trop mais il venait, lui, de planter ce satané doublé. Quelle ingratitude. En fait Clémenceau avait raison, «le plus beau moment de l’amour», ce n’est pas les trophées, ni l’or amoncelé, «c’est quand on monte l’escalier».  




mercredi 5 novembre 2014

Barcelone après JC



Barcelone se rend ce soir à Amsterdam, ville natale de son maître: Johann Cruijff. En Catalogne le glorieux ancien n’est dans aucun organigramme, n’occupe aucune responsabilité, ne dirige rien, ne décide pas. Pourtant comme un spectre, il règne sur un territoire mystérieux; les consciences. 

Il en est des spectres comme des prophètes qui s’invitent dans nos nuits agitées. Ils apparaissent entre chien et loup, au moment où le jour diminue et le soleil disparaît. C’est là, juste devant nous, qu’ils prennent la parole et se mettent à hurler. Ils nous braillent des vérités sur nos vies dissolues, nous rappellent toutes ces résolutions que nous n’avons jamais tenues et toutes ces promesses que nous fîmes il y a des jours, des semaines, et qu’on avait choisi d’oublier. Nos oreilles débordent de leurs reproches. Nous n’étions pas été à la hauteur de nos intentions, nous étions ingrats, indignes de cet héritage que nous dilapidions sans entrave. Nous voulions être les meilleurs, mais enfin, il eût fallu un peu plus de résolutions et de sens du sacrifice pour y parvenir. Il eût fallu oublier nos égos et nous sacrifier en l’honneur du rouge et bleu sur nos poitrines. Pour nous, être du Barça se résumait à signer un contrat d’une centaine de pages, nous présenter devant un stade d’une centaine de millier de têtes, de nous planter sur le vert et de transformer nos bonnes intentions en centaines de buts. Mais un club comme Barcelone n’est pas aussi futile. Être Blaugrana, c’est être l’héritier d’une lourde mémoire collective. Il faut se rendre compte que ce ne sont pas les hommes qui décident. Ici le temps se mesure comme dans l’ère chrétienne : avant ou après JC. Ici JC, c’est Johann Cruijff. 

Les héritiers

L’année 0 c’est 1973, quand JC descendit en terre Catalane. Avec lui et Michels sur le banc,  le Barça redevenait champion d’Espagne après des siècles à attendre. Quand ensuite il revint en Terre Promise en 1988 comme entraîneur, la mystique s’enclencha à nouveau. Avec lui, la malédiction se rompit définitivement. Pour l’année 1992, celle de ses jeux olympiques, JC offrait à Barcelone un titre de champion d’Espagne et une première couronne de champion d’Europe. Avec ce sauveur à la tête de cette autre Dream Team, tout devenait immédiatement culte, même cette façon d’enjamber la barrière publicitaire devant lui à la 111ème minute de ce match à Wembley, puis de pointer son doigt vers les remplaçants pour ordonner les dernières modifications tactiques afin de conserver cet avantage 1-0 obtenu sur un coup franc de Ronald Koeman. Malgré sa grosse colère et son départ en claquant la porte en 1994, il y eut un film à sa gloire, des livres et des documentaires recensant exactement tous les bijoux de l’héritage cruijffien. Cette semaine encore dans «l’Ultim Partit» sur les écrans catalans, Pep Guardiola, en était le légataire universel « je n’aurais jamais été capable de faire ce qu’il a fait lui : sans aucune roue de secours il resta pourtant toujours fidèles à ses convictions. Sans Cruijff, ces 20 dernières années n’auraient jamais été ce qu’elles ont été pour le Barça; jamais il n’y aurait ce qu’il y a maintenant. Il a été le personnage le plus influent. Il a créé une idée commune et transmis du savoir.» Si le Barça était un fruit, il serait une pomme. Si Johann Cruijff était un dieu, il serait Steve Jobs.

Le prophète en son pays

Mais les spectres ne nous quittent jamais. Comme ces figures évaporées , Cruijff est à la fois partout et nulle part. À la différence des Eusebio, Pelé, Di Stefano, Platini ou Beckenbauer, JC se retira ainsi de toutes sortes de dépendances footballistiques. Après son départ du club en 1994, il fuit les responsabilités hiérarchiques - «je n’appartiens à personne»-, et redevint à Barcelone ce qu’il était sur le terrain, c’est-à-dire, un électron libre capable d’accélérer le jeu à tout moment, de surprendre le monde au moindre ballon touché. Ainsi, plutôt que d’être pris dans de trop douloureuses contingences matérielles le contraignant à la réserve ou à la contorsion, il se mit au golf, dirigea sa fondation, reçut les visiteurs désireux d’en savoir un peu plus sur l’art délicat d’être un révolutionnaire en pantalon à carreaux. Tous se bousculèrent pour passer quelques minutes avec le maître, lui soumettre quelques idées géniales, quelques projets secrets. Ainsi à Joan Laporta, il susurra le nom de Franck Rijkaard, puis celui de Pep Guardiola. Rijkaard fut nommé en 2003, Guardiola en 2008 : «je n’appelle personne, mais si on me pose des questions je réponds», explique le spectre. L’homme n’a ni mobile, ni «factbook», ni «twister». Il n’en a pas besoin. Cruijff a l’autorité de ceux qui, retirés du jeu des petites compromissions quotidiennes, n’ont plus rien à perdre, encore moins à gagner. JC s’en fout. Le sauveur c’est lui. Ils n’ont qu’à faire ce qu’il dit.

Au royaume du Danemark

Alors quand à Barcelone on se pose des questions sur ces rois de remplacement qui ont pris le trône d’un autre, on convoque le fantôme de Cruijff et, comme Hamlet devant le spectre de son père, on prend note. Cette semaine on l’a entendu dire des choses (en castillan) sur cette maudite direction Rosell-Bartolomeu et livrer quelques nouveaux aphorismes magiques et mystérieux. Sur Messi et ses ennuis fiscaux «il a été lavé complètement par un monsieur qu’on appelle un juge»,  sur les multiples procédures dont le Barça est l’objet «autant de procès n’aident pas au bon fonctionnement», sur les dernières performances sportives du club «ça me fait de la peine de voir le Barça comme ça. Avec Unicef sur le maillot nous étions le bijou du monde (sic), nous avons perdu beaucoup de prestige», sur les choix sportifs «en neuf ans, nous avons eu deux entraîneurs et maintenant trois en trois ans. Beaucoup de choses ont changé, ce n’est pas facile». Et dans l’aube d’Amsterdam demain matin, quand le spectre s’évaporera à nouveau, les héritiers barcelonais entendront la même chose que le prince du Danemark chez Shakespeare « adieu, adieu ! Hamlet, souviens-toi!» (Hamlet I,4). Se souvenir de JC. Toujours. Ne jamais l’oublier. C’est la tragique histoire de Barcelone.