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lundi 30 juin 2014

Le syndrome de Deschamps

Lundi 30 juin 2014
France-Nigéria (Huitième de finale)
Brasilia



La France est en quart-de-finale, elle a donc raison. C’est la maxime qu’il faudrait retenir et placarder sur tous nos cahiers quand on doute, quand on hésite. Celui qui gagne a raison. Tous les autres ont tort, donc.

C’est une espèce de joie impossible, une façon de retenir toute la fierté qui remonterait de l’oesophage. La bouche fermée, on aurait l’orgueil là, coincé juste au bord du palais, prêt à servir, mais impossible à déglutir. On sait qu’il pourrait endommager l’édifice précaire de notre mémoire. On aimerait hurler qu’on est heureux, qu’enfin on a des raisons d’être fiers, de se peindre le visage, de croire aux promesses de bonheur. On irait partout dans les rues, on se jetterait sur toutes les images de nos héros, on serait fier de Karim, Paul, Yohan comme avant eux Michel, Alain et Bernard ou Zizou, Lilian et Laurent. On aurait souffert en huitièmes de finale, pour sortir de notre groupe de qualif, mais on célèbrerait toutes nos victoires comme des triomphes sur la mort subite. Nous poursuivrions notre quête au mépris des obstacles et des épreuves qui se présenteraient à nous. Le Paraguay n’était pas si loin du Brésil. 1998 c’était le sommet de notre épopée. Notre plus belle joie d’adolescent. On aimerait bien, on vous jure. 

Qui ne saute pas...

Le président aussi montrait l’exemple en nous parlant de fidélité «Je soutiens l’équipe de France, et quand on soutient l’équipe de France, on ne regarde pas tel ou tel match, on n’attend pas d’être en quarts de finale, on soutient l’équipe de France jusqu’au bout. Vous avez dit que l’on est à mi-chemin, ce qui compte ce n’est pas la mi-chemin, c’est le bout du chemin, c’est l’arrivée. Ça vaut pour tout !» Oui président, ça vaut pour tout, mais quand on a été trompé une fois, on a du mal à faire de nouveau confiance, vous comprenez ça, c’est sûr. Et puis aujourd’hui tout est différent. On a vieilli sans doute. À l’heure de s’installer devant un match de l’Equipe de France, on ne peut pas s’en empêcher. Notre mémoire travaille, on ressasse. On a battu le Nigéria, le Honduras, la Suisse et l’Ukraine. On a même le «droit de rêver», nous dit-on. Mais nous, ce qu’on voudrait, vous savez, c’est juste avoir le droit de se souvenir. On voudrait parler de notre jeunesse, de nos années de plombs. C’était les années noires, certes, mais c’était notre jeunesse quand même. Toutes ces émotions accumulées en 82, 84, 86, 93 (oui la Bulgarie, on avait pleuré, même), 98, 2000, 2006, 2010 sont aujourd’hui éparpillées ici ou là. Il y en a un peu dans la fierté de ces Brésiliens qui hurlent leur hymne aujourd’hui, dans le bonheur de nos frères Algériens même quand ils perdent, dans cet orgueil des costariciens quand il remercient leur public. On aimerait rassembler tous ces petits morceaux de nous et reconstruire notre coeur bleu. Mais 2010 est partout, comme un passé qui ne passe pas. Comme un syndrome.

La culture de la gagne

Le syndrome de Deschamps c’est cette façon que nous avons de toujours ranger nos joies et nos émotions dans le congélateur à chaque tour de qualification pour les conserver le plus longtemps possible, comme si on redoutait qu’elles ne pourrissent trop vite à l’air libre. Avec Didier Deschamps on voudrait effacer une nouvelle chute déshonorante, comme si la honte insupportable se soignait en gagnant tout, absolument tout. Le syndrome de Deschamps c’est la névrose de Knysna qu’on voudrait à tout prix enfouir sous une couche de victoires quel qu’en soit le prix à payer, quelle que soit la manière. «Seule la victoire est belle» se plaît-il à nous répéter comme un Général De Gaulle bayonnais chantant la grandeur des nos aïeux au milieu d’une France dévastée par la trahison, la honte et la destruction. Évidemment le foot ce n’est pas la guerre, mais c’est la vie qui forcerait le trait, qui nous mettrait face à nos émotions bien enfouies. Hier soir, la France était le seul pays qualifié en 1/4 de finales qui en tira des conclusions sur sa substance. Tandis que les costariciens parlaient de la joie de continuer dans ce «tournoi», que les allemands ne s’étaient pas trouvés « fantastique(s) mais (ont) gagné», que les hollandais tâchaient de «rester modestes», les Français , nous donc,  avions une revanche à prendre sur le reste du monde. Didier Deschamps nous martela, comme pour qu’on y crût enfin, qu’il était «fier de faire partie des huit meilleures équipe du monde». Oui, du monde.

L’histoire de la France


Alors, bien sûr, qu’on est content. Mais comment, en si peu de temps, passer de la honte à la fierté ? La victoire finale donne-t-elle toujours raison à celui qui gagne ? Dans ce cas, pourquoi ne pas disputer uniquement les séances de Tirs au But ? On éviterait tous ces débats, qu’ils trouvent futiles, sur la forme et le fond, la matière et la manière, sur le jeu et le résultat. «Notre référence c’est 1998» nous promettent-ils. Ce qui compte c’est «la gagne» assènent-ils. Mais quelqu’un leur a-t-il dit que si 1998 fut beau malgré Guivarch, Dugarry, Diomède et les trois milieux défensifs, c’est parce qu’il arrivait après 1993, les deux non-qualifications pour le Mondial italien et américain ? Quelqu’un leur a-t-il dit que jamais en 1998 nous avions rêvé de remporter cette finale ? Nos exigences furent remplies dès les demi-finales. On savait bien qu’on ne gagnait pas une Coupe du Monde à force d’injonctions et de grands souhaits. On savait se satisfaire d’une France à la hauteur de l’évènement. On savait que le meilleur ne gagnait pas toujours. Et puis en 98 on avait beau s’enfermer derrière notre défense, on avait Zizou. À chaque contrôle, chaque passe, on savait que le monde admirait l’un des nôtres, que la Terre entière s’arrêterait devant nous, juste pour regarder notre meneur de jeu faire une talonnade. Personne ne regardait la France pour voir les tacles de Didier Deschamps. Alors oui, aujourd’hui on a du mal à être entièrement heureux après le Nigéria. On est content pour eux, certes, les Pogba, Cabaye et Valbuena. Mais on se demande toujours s’il y a des raisons d’être fier de notre jeu, de notre idée du football. «Aller le plus loin possible» n’est pas une maxime satisfaisante pour les nostalgiques. Ce qui compte, pour nous, c’est le récit, l’épopée. Ce qui compte c’est l’histoire qu’on (se) raconte. 

dimanche 29 juin 2014

Le corps des larmes

Dimanche 29 juin 2014
Grèce-Costa Rica (Huitième de finale)
Recife



On attendait un Côte d’Ivoire-Italie, on a eu un Grèce-Costa Rica. Ce match termina très tard et ne fit sans doute pas l’unanimité auprès des amateurs. Pourtant ce match fut le plus beau. Le plus grec. 

Cette rencontre épique finit au milieu de la nuit. Elle s’acheva par une interminable prolongation entre une équipe de vieilles gloires épuisées et une autre emplie de jeunes premiers terrifiés à l’idée de mettre fin à leur fabuleux voyage. Ce match ne fut ni le plus technique, ni le plus grandiose. On n’y  vit aucun exploit individuel, à peine quelques crochets réussis, une ou deux raisons de s’enthousiasmer pour la beauté plastique de dribbles chaloupés, mais aucun hommage à l’intelligence collective d’une équipe qui aurait élevé le talent de la transition offensive à celui des plus belles cathédrales gothiques. À force de voir des exploits se succéder depuis deux semaines, on avait oublié qu’au fond de nous dormait encore cet être sentimental qui aima un jour le foot juste parce que les règles étaient faciles à comprendre et parce qu’on pouvait y jouer n’importe où avec tous nos copains de classe de CE2. Le foot professionnel, tout son gel, toute sa liturgie télévisuelle, avait étouffé nos sensations d’enfance et de football primitif. Mais si ce match fut le plus important c’est parce qu’il réveilla ces souvenirs disparus. On avait oublié que la Grèce était le pays des belles odyssées. On avait oublié que même les guerriers les plus terrifiants, eux aussi avaient un coeur.

Début de calvitie, mâchoire prête à mordre

«L’imagination, écrit Bachelard (L’eau et les rêves), a toujours un printemps à décrire». Pour apprécier la beauté de cette rencontre il avait donc fallu participer activement à la construction poétique de cette épopée. D’un côté il y avait des hommes fins, élégants, qui s’étaient sauvés du groupe de la mort sans une seule seconde d’hésitation. Le Costa Rica avait réglé son compte à tous les monstres qui s’étaient présentés à lui. Il y eut l’Angleterre, l’Italie et l’Uruguay. Pour terminer son odyssée magnifique, il ne leur manquait plus que la Grèce. En face il y avait cette équipe de gueules cassées à qui on aurait donner sa chemise juste pour qu’ils ne soient plus seuls. Regardez un peu Theofanis Gekas et Yorgos Karagounis. Regardez leurs traits creusés. Leur allure traduit le mépris qu’ils ont pour leur époque. Malgré la cinquantaine de caméras et les millions de midinettes qui verraient ce match, ils n’avaient sacrifié aucune seconde de leur existence précieuse à se soumettre à l’esthétique de leurs contemporains. Nez de boxeur, début de calvitie, démarche de cyclope pour le premier. Oreilles décollées, barbe grisonnante et mâchoire prête à mordre pour le second. Ces deux hommes appartenaient à une mythologie dont la profondeur esthétique dépassait largement le cadre convenu d’un huitième de finales de coupe du monde. Ils avaient une drôle d’allure les héros, mais ils étaient beaux.

Jeunes contre vétérans

La Grèce était éliminée. Bien sûr, c’était inévitable. Elle emporta avec elle cette esthétique nostalgique de ces équipes de vétérans bedonnants qui, malgré l’usure de leurs articulations et la pesanteur de leurs corps fatigués, finissaient toujours par remporter leur match le dimanche après-midi contre les jeunes du village d’à côté. Ils ne courraient plus depuis longtemps (leurs genoux arthritiques ne pliaient plus depuis qu’ils s’étaient tous faits les croisés) mais ils battaient les plus jeunes à force de malice et d’expérience. Quand les novices y mettaient tout leur coeur et toute leur énergie, les vieux loups, un verre d’anis à la main, y mettaient leur expérience et leur flegme de vieux brisquard des terrains vagues. Hier soir, malgré une expulsion costaricienne dès l’heure de jeu, la Grèce attendit le dernier souffle du temps réglementaire pour égaliser d’un but que personne d’autre n’aurait osé célébrer autant. Un Deus ex machina avait transformé un centre de Giorgios Samaras en un irrésistible carambolage dans la surface à dix secondes de la fin du temps réglementaire. Il offrit un ballon à quelques mètres de la ligne de but à un défenseur central au prénom de philosophe, Sokratis Papastathopoulos. Ce fut leur dernier but. Le Costa Rica élimina la Grèce aux penalties. Mais dans les poèmes antiques la Grèce gagne toujours à la fin, même quand elle perd.

Le pénalty le plus lent du monde

En vrai la plus grande tristesse de cette élimination affleura quand on réalisa qu’on ne reverrait plus le visage le plus fascinant de ce Mondial. Il avait le nez camus des héros de l’Antiquité et cette barbe revêche qui, tentant de se faire une place sous son menton dans l’alignement exact des courbes de son visage, dessinait une sorte de casque à pointe qu’il aurait mis à l’envers. Parfaitement dessinés sous des sourcils idéalement disposés pour le combat, ses yeux avaient la couleur trouble de l’eau stagnante. Décidément, cette physionomie inquiétante était taillée pour les poèmes épiques et répondait au nom le plus adéquat à figurer l’étrangeté de ces traits : Konstantinos Mitroglu. On le disait génial, brillant, égoïste et insupportable. Il était aussi blessé depuis des jours. Infiltré, incapable du moindre sprint, il s’installa à la pointe de l’attaque de son armée. Quand au bout du match, son tour vint de frapper un pénalty, on redouta qu’il ne fît le combat de trop et que l’insupportable ridicule d’un ballon trop mal tiré eut raison de son faciès taillé pour les exploits. 


Mais il s’approcha en marchant, posa son ballon, prit à peine de l’élan. Les deux pas qui lui servirent à donner de la puissance à sa frappe furent sans doute les plus lents de l’histoire des tirs aux buts. Et, non content du rythme déjà très alangui de sa foulée, il ajouta à cette liturgie étrange, un instant de pause qui suspendit le temps. Il marqua dans le petit filet de Keylor Navas, fit demi-tour et, le visage toujours aussi impassible et intrigant, sortit du cadre de nos écrans. Mais si le jeune Konstantinos Mitroglu se cacha, c’est sans doute pour essuyer les sanglots du vieux Theofanis Gekas qui venait de manquer son tir et d’éliminer son pays. À l’abris des regards, il constata que les larmes les plus émouvantes avaient toujours le corps des géants déglingués. Même les cyclopes les plus redoutables, pensa-t-il alors, peuvent un jour s’agenouiller comme des gosses et se mettre à pleurer. 


samedi 28 juin 2014

Le Chili ou la mort dans l’après-midi

Samedi 28 juin
Brésil-Chili (Huitième de finale)
Belo Horizonte



À peine commencés, à peine exécutés. Les penalties ont fait leur première victime hier à la fin de ce Brésil-Chili en huitièmes de finale. Tant mieux pour le Brésil. Tant pis pour nous. 

Les choses les plus simples sont toujours les plus difficiles. Tout le monde sait tirer un pénalty, il suffit de savoir frapper dans une balle et la projeter au devant de soi. L’intérieur du pied pour la précision, le coup de pied pour la puissance; c’est l’une des premières choses qu’on apprend quand on signe sa licence de football. Le pénalty est un exercice très simple qui ne nécessite pas d’entraînement technique particulier si ce n’est celui de la coordination de la course d’élan avec la frappe. Non, pour se figurer ce qu’est un pénalty il faut changer de plan. La difficulté de cet exercice - peut-être le plus difficile du football - tient à sa symbolique. Cruyff disait qu’il était vain d’entraîner les penalties parce que la question n’était pas de savoir si un joueur en était techniquement capable ou non. Ce qu’il fallait savoir c’était si, malgré le contexte d’un stade pris dans l’amoncellement de cris, de larmes et de tension, un joueur saurait garder son calme. Et la seule manière de s’y préparer, selon Cruyff, ce n’est pas de s’entraîner à frapper du plat du pied. Mieux vaut s’exercer plutôt à retenir sa respiration, plonger sa tête sous l’eau, et rester le plus longtemps possible en apnée sans remonter. Supportez alors l’accélération de votre pouls dans vos tympans, la sensation d’étouffement qui écrase le thorax sous des litres d’eau et la claustrophobie qui prend la gorge dans une tenaille et sert petit à petit jusqu’à vous empêcher totalement d’expirer. En somme, une séance de penalties n’est rien d’autre que la mort figurée. Hier soir, le Chili s’est noyé le premier.

Les balles fusent

Les brésiliens étaient pourtant les plus terrifiés par l’enjeu qui s’épaississait au-dessus d’eux. Moins il parvenait à marquer ce deuxième but qui les qualifierait, plus ils reculaient et plus dans leur imaginaire ils avaient dû affronter le fantôme terrifiant d’une élimination à domicile en huitièmes de finale. Quand Mauricio Pinilla tapa sur la barre transversale à quelques secondes de la fin du match, les Brésiliens sentirent siffler une balle tout prêt de leur tympan. Une élimination eut été une mort sportive pour les onze joueurs présents sur le terrain. On ne mesure peut-être pas assez la prégnance de cette angoisse qui glaça le sang de ces pauvres hommes. Il n’y a peut-être que la finale du Mondial 1994, quand le Brésil s’imposa aux tirs aux buts contre l’Italie, ou celle de 2006, quand la France tomba pour 10 centimètres (encore) contre l’Italie, qui peuvent aider à prendre la mesure de l’angoisse que ressentirent Thiago Silva, Neymar et Julio Cesar. Les yeux injectés de sang, le geste nerveux, les cuisses qui se dérobaient, ils tentèrent de rester debout. Ils savaient que s’ils manquaient cette épreuve dans leur mondial en huitièmes, ce n’était pas la déception et la tristesse qui les guettaient, mais la damnation jusqu’à la fin des temps. Dans cette séance il n’affrontaient pas le Chili. Ils affrontaient leur propre destin. 

Tirer sur le tireur

Alors quand Gonzalo Jara s’avança pour une dernière salve, il esquissa un sourire nerveux. Peut-être pensait-il qu’en détendant ainsi les muscles de son visage et en les forçant à dessiner un rictus joyeux, son esprit et son corps suivraient la même courbe emphatique et s’apaiseraient comme par magie. Pour se détendre, lui avait-on dit, il suffisait de respirer bien profondément, de faire le vide et de ne pas douter. Et puis surtout, faire simple. Intérieur, côté ouvert, à ras du poteau. C’est imparable. Il visualisait cette frappe, juste cette frappe. Il ne pensait pas aux bruits du stade. Pas aux bruits du stade. La qualif, juste la qualif. Pas le Brésil, pas ici, pas maintenant. Seulement le Chili. Il allait y arriver, il allait le célébrer. Il n’avait droit qu’à une seule balle. Il suffirait de la placer le plus loin possible de Julio Cesar, et puis ce serait fini. Un autre raterait, mais pas lui, non pas lui... Mais au moment de regarder le gardien brésilien dans les yeux et d’exécuter la sentence, tout s’effondra et la respiration lui fit défaut. Il détourna le regard d’un coup vers le sol. Il était terrifié. Son esprit venait de se raviser. En fait, cette cage était beaucoup trop petite vu d’ici, ce gardien était beaucoup trop énorme, trop agile. Il ne voulait plus le tirer, ce péno. Mais c’était trop tard, beaucoup trop tard. Il avait déjà pris son élan. Il ne pouvait plus compter que sur la chance. Tirer et puis attendre. Tirer et puis prier. Lors une séance de pénalty, le fusillé n’est pas celui qu’on croit. La victime c’est le tireur pas le condamné. 

La métaphore, toujours


La balle ricocha contre le poteau et exécuta le Chili. Jara prit sa tête dans ses mains, son pays était éliminé et c’était de sa faute. Le traditionnel spectacle de joie collective par lequel s’achève toute séance d’exécution rituelle, se fit d’autant plus insupportable. La joie extatique de ceux qui venaient d’échapper au désastre d’une défaite à domicile prit toute la place au mépris de la bienséance devenue impossible à respecter. Quand on a été spectateur d’un tel supplice, on ne sait pas s’il faut être heureux d’être encore en vie ou triste d’avoir assisté à une telle exécution. Si on avait inventé le match nul c’est parce que parfois dans la vie il n’y a pas de vainqueur ni de vaincu et qu’il vaut mieux ainsi partager les points plutôt que de s’entretuer. Pourtant, pour qu’il y ait un champion, il faut bien qu’il y ait un vainqueur. La séance de pénalty c’est donc la sublimation du football comme métaphore de l’existence. Parce que ce n’est plus vraiment un jeu, parce que tout à coup la mort reprend le dessus. Forcément, on se dit donc que cinq tirs au but chacun, c’est un moindre mal. Au fond, une séance de pénalty c’est ce qu’il y a de mieux pour éviter l’arbitraire. C’est une école de la mort où, pour survivre, il faut apprendre à retenir sa respiration sans jamais avoir peur de s’étouffer. Celui qui garde son sang froid sera gracié. Celui qui doute, aura la tête tranchée. On n’a pas trouvé supplice plus cruel depuis l’invention de la guillotine. 

vendredi 27 juin 2014

L’homme qui regardait le mondial

Vendredi 27 juin 2014
journée de repos



Les journées de repos sont ennuyeuses si l’on a rien à célébrer. Heureusement il y eut cette photo de Barrack Obama dans Air Force One. Cette photo célébrait bien quelque  chose, mais pas ce qu’on croyait.

Les journées de repos durant un Mondial ressemblent à ces jours fériés dont on ne sait plus trop ce qu’ils célèbrent. Le temps qui passe semble nous donner un peu de répit, alors on en profite. Pour une fois ils nous autorise à nous réjouir du lendemain. Le flux temporel semble s’interrompre et nous servir une journée de repos au milieu de l’insupportable succession de jours semblables et inutiles. Le jour chômé est le jour qui célèbre l’instant sacré du repos dominical. Le jour chômé est celui où on célèbre quelque chose de plus grand que nous: l’Armistice de 1918, la Victoire de 1945, Noël, l'Ascension. « Dans la fête, écrit Mircea Eliade, on retrouve pleinement la dimension sacrée de la vie, on expérimente la sainteté de l’existence humaine en tant que création divine» (Le sacré et le profane). Mais une journée de repos durant un Mondial a quelque chose de légèrement mélancolique, comme un dimanche où il n’y aurait pas de foot. C’est un jour férié sans aucune saveur, en plein milieu de la semaine, qui ne donne même pas le temps de partir en week-end. Une journée de repos au mondial, c’est expérimenter l’ennui que serait une vie sans foot, sans fête. Et hier on s’est ennuyé comme jamais. 

Trois corbeilles vides

Comme cette journée fut la première journée sans match depuis 15 jours, on tâcha donc de se divertir en tournant les yeux derrière nous. On s’amusait à dresser des bilans, à regarder le chemin parcouru jusqu’ici. Même Barack Obama, le premier homme de la première des nations, semblait s’être incliné devant la liturgie du football. Le cliché que la presse illustrée fit circuler représentant Obama regardant Etats-Unis-Allemagne depuis Air Force One est fascinant; non seulement parce qu’il existe mais surtout parce qu’on ne sait pas pourquoi cette photo a été prise. Qu’était-elle censée nous dire ? On y voyait un Barack Obama, le visage incrédule, la main posée sous son menton comme les anges dans  les peintures de Raphaël, trois-quart de profil, cravate dénouée, jambes croisées et la tête tournée vers le ciel, regardant un écran diffusant le match de l’équipe américaine. La composition de cette photo est étrange. En réalité, elle en dit beaucoup plus que ce qu’elle prétend montrer. Les indices les plus intéressants sont ces trois corbeilles de chips posées devant lui et cette canette de Coca Light ouverte placée devant la conseillère installée à sa droite.

Le modèle d’exposition

Pourquoi ces corbeilles sont-elles vides ? Quelqu’un les a-t-il vidées à dessein ou ont-elles été jamais remplies ? Mais alors quel serait l’intérêt de poser des corbeilles vides sur la table si ce n’est pour figurer quelque chose d’autre ? Elle seraient comme ces décors de théâtre qui font semblant d’être le réel ou ces faux légumes, ces fausses télés d’exposition dans les magasins Ikea qui font semblant d’être une vraie chambre dans une vraie vie. Comme dans les catalogues d’ameublement, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans cette photo. Deuxième question : pourquoi les chips et les boissons ne sont-elles consommées que par les autres personnages de la scène et non par Obama lui-même ? Deux hypothèses possibles. La première tient à l’agenda présidentiel. Barack était si occupé à sauver le monde, qu’il ne s’était donc assis à cette table que le temps d’un cliché. L’absence de boissons devant lui confirmerait une intuition commune : cet homme a d’autres chats à fouetter que de s’ouvrir une bière et regarder l’intégralité d’un match au demeurant assez ennuyeux. Mais sur cette photo il y a un autre indice permettant d’avancer une seconde hypothèse, peut-être encore plus intéressante que la première et qui nous en dit beaucoup plus sur la nature du culte qui est célébré sous nos yeux. Si Barrack n’avait aucun aliment devant lui et regardait ce match d’un air studieux, c’est peut-être parce que sa nature à lui était différente.

In Obama we trust


En fait, si Barrack ne s’alimente pas, c’est parce qu’il n’en a pas besoin. Comme pour confirmer la nature différente de sa substance - être le président du monde, Obama ne se nourrit pas des mêmes choses que le reste des mortels. Par conséquent, cette photo dit exactement le contraire de ce que, a priori, elle semblait vouloir montrer : un président passionné par une compétition merveilleuse dans un monde pacifié et parfait. Si l’on regarde bien cette image on constate que le siège qu’il occupe au moment du cliché n’est pas son siège attitré. Le sien est celui qui est situé à l’arrière-plan et au centre de la photo. Là est peut-être le vrai sujet de ce cliché. Son fauteuil, devant lequel était placé quelques notes, un café et une corbeille vide, était vacant le temps d’un match. Et, détail intéressant, ce siège tourne le dos à l’écran. Voilà pourquoi la femme à sa droite avait l’air si étonnée de ce président qui tout à coup quittait son trône et prenait la place d’un simple mortel à côté d’elle. Ce cliché ne nous dit rien sur la faculté de Barrack Obama à s’enthousiasmer pour des choses futiles comme un mondial de football. Non, ce qu’il nous montre c’est un président qui change de place quelques minutes pour regarder un écran et, le temps d’une photo, jouer à être un homme. Depuis le Ciel (depuis Air Force One), il se penchait sur la destinée des humains et prenait plaisir pendant quelques instants, à les regarder jouer. L’homme qui s’était installé sur cette photo, en réalité, ne regardait pas le mondial, il regardait les hommes regarder le mondial. C’était un instant de repos où «Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon» (Genèse). Ce cliché ne célébrait pas l’humanité du président américain. Au contraire, il en révélait sa nature divine. Il y eut un soir, il y eut un matin, la cérémonie était maintenant terminée et le mondial de football pouvait reprendre son cours. 

jeudi 26 juin 2014

Ronaldo ou le point de vue portugais de l’histoire

Jeudi 26 juin 2014
Portugal-Ghana
Brasilia



Le Portugal de Ronaldo n’y est pas arrivé. Malgré sa première victoire dans la compétition, il est éliminé sans qu’on comprenne vraiment pourquoi. Peut-être parce que le football n’est pas qu’une question de buts, c’est aussi une question de point de vue. 

Quiconque ne s’est jamais perdu dans les rues serpentines de l’Alfama et sur les courbes délicates des coteaux du bord du Tage, ne peut pas comprendre la poésie naturellement plastique du Portugal. Quiconque n’a jamais trébuché sur le pavé du Bairro Alto, ne s’est jamais accroché bien fort au siège brinquebalant d’un tramway tout en bois de la ligne 28 à Lisbonne, ne peut pas comprendre la poésie des détails imperceptibles qui fait le point de vue portugais sur le monde. Être portugais c’est une façon très artistique d’être éliminé. C’est guetter la fin du premier tour comme une mauvaise tempête. C’est craindre un effondrement qui approche mais qui, en fait, a déjà eu lieu. La névrose était déjà là. L’élimination ne fit que la réveiller. Quand Fernando Pessoa se lamente, on a l’impression que c’est Paulo Bento, le sélectionneur portugais aux yeux tristes, qui parle «mieux valait n’être pas né, parce que tout intéressante qu’elle est à chaque instant, la vie finit par faire mal, par donner la nausée, par blesser, par frotter, par craquer» (Le gardeur de troupeau).

La société du spectacle

Hier soir, le Portugal avait fait son meilleur match de la Coupe du Monde 2014, mais il était trop tard, le Portugal était éliminé. Cristiano Ronaldo, planté sur un point de pénalty de la surface adverse, à quelques minutes de la fin de ce triste Portugal-Ghana, exprima la mélancolie de celui qui ne veut pas rentrer au pays sans avoir eu, lui aussi, sa part de nouveau monde. Il avait manqué cinq occasions spectaculaires dans ce match. Il venait d’armer une volée du gauche et de glisser le ballon dans un petit filet ghanéen. L’exploit réalisé, il n’y eut pourtant pas un seul regard de satisfaction dans son expression. Il regagna ensuite son camp en petite foulée sans le moindre signe de réconfort. Ronaldo est peut-être l’homme qui connaît le mieux au monde la société du spectacle. Dieu sait combien de buts inutiles on a vu célébrer Cristiano depuis le début de sa carrière. S’il est un joueur sur terre sans aucune forme de pudeur au moment d’exulter, capable de se dénuder au moindre pénalty marqué, c’est Cristiano. Pourtant cette fois-ci, il fit exactement l’inverse et ne célébra absolument pas ce but. À ce moment précis, on vit que Ronaldo était beaucoup plus qu’un grand joueur, c’était surtout un grand acteur. Mais d’un type nouveau.

Il était une fois Cristiano

C’est dans cette façon si spectaculaire de n’absolument pas célébrer ce but qu’on devina une mise en image très subtile de la peine solitaire du capitaine du Portugal. En fait, le talent de Ronaldo est le même que celui de Pessoa, le poète portugais qui multipliait les points de vue et les identités. Quand il est sur un terrain, Cristiano Ronaldo sait être deux personnes à la fois; un homme de théâtre et un homme de cinéma. Voilà peut-être pourquoi il a deux prénoms. D’un côté il sait être ce gladiateur spectaculaire qui agace ou excite un public qui le siffle ou l’encourage. Cristiano sait faire de grands gestes pour concrétiser sa colère contre l’arbitre, contre son camarade qui lui avait adressé une passe mal dosée, contre lui-même qui n’était pas à la hauteur de l’image qu’il s’était faite de son propre héroïsme. Du bord de la pelouse, jusqu’au troisième amphithéâtre, tous les spectateurs en ont pour leur argent et peuvent lire dans cette drôle de pantomime, les états d’âmes successifs d’un grand premier rôle. Mais le talent unique de ce joueur réside aussi dans l’autre personnage qu’il est capable d’interpréter simultanément. Par la grâce de ces centaines de caméras installées au bord de la pelouse, de ces ralentis qui exagèrent n’importe quel contact, n’importe quelle expression, on prend alors la mesure du génie d’acteur de cinéma de Ronaldo. Dès le début de ce match, son interprétation en plan serré offrit un autre point de vue tout aussi spectaculaire mais beaucoup plus introspectif sur le drame intime que vivait l’équipe portugaise. Grâce aux traits affectés qu’il dessinait sur son visage, invisibles des tribunes mais destinés aux innombrables gros plans que la réalisation lui consacra tout au long de ce match, il incarna en quelques battements de paupières, de plissements de sourcils, de moues dubitatives ou de regards perdus dans le néant, le drame cinématographique d’une équipe qui s’était éliminée toute seule. 

Ronaldo encore mieux que Luis Suarez


Cristiano Ronaldo est un génie parce qu’il est le seul acteur au monde capable d’ainsi offrir deux interprétations simultanées à une même histoire. Là où Messi est inexpressif pour le spectateur en direct, où Luis Suarez a besoin d’innombrables ralentis pour qu’on prenne la mesure de son génie, où Neymar tente de se cacher les yeux au moindre gros plan, Cristiano Ronaldo, lui, divise ainsi subtilement chacune des émotions en deux gestiques originales. Cristiano Ronaldo est un grand acteur parce qu’il se met entièrement au service des personnes qui le regardent depuis les tribunes mais aussi depuis leurs salons.  Chaque parcelle de sa sensibilité est ainsi transformée en expressivité dans laquelle chacun, où qu’il soit, a les moyens de s’identifier. Alors quand il marque ce but contre le Ghana, les deux interprétions se croisèrent. La première, celle du théâtre, celle qui disait «je vais vous montrer que je fais mon maximum, je vais courir beaucoup, me pencher vers l’avant quand je serai fatigué et faire des gestes de rage quand je manquerai une occasion» rencontra la seconde, celle du cinéma, celle qui racontait une histoire sur grand écran «vous voyez, comme vous, je suis dévasté par le destin tragique de ma sélection et de mon pays. Mais pour vous, je saurai rester digne. Même si je viens de marquer un magnifique but, il m’est impossible d’esquisser le moindre sourire, je préfère interpréter ce héros mélancolique et solitaire qui regarde dans le vide et marche la tête basse». Avec Cristiano la narration du football changeait de point de vue, et toutes les émotions devenaient plastiques. Le Portugal est éliminé. Il va nous manquer le poète portugais. 

mercredi 25 juin 2014

Le chambre bleu horizon

Mercredi 25 juin 2014
France-Equateur
Rio de Janeiro



Après le «tue-l’amour» d’hier soir (dixit Duluc himself), nos joueurs retrouvaient enfin leurs familles après 17 jours de séparation. Et c’est toutes les femmes de France qui les remerciaient. Toutes, sauf Héléna Costa, bien sûr.

Tout allait si bien. Le Honduras s’était incliné, la Suisse avait bien été obligé de reconnaître la supériorité technique de nos soldats et de changer tout à coup cette équipe rénovée en un immense puits à bonnes nouvelles et à fierté cocardière. La patience de Chauvin avait été récompensé. Lui, n’avait jamais renoncé à sa ferveur et à ses Bleus. Il savait qu’ils étaient l’émanation direct de l’esprit français, celui de Verdun, Versailles, Vercingétorix. Juste après l’Equateur, ces Poilus d’un autre type (en l’espèce, sans poil), avaient donc mérité la récompense qu’on accorde aux pères de famille partis combattre pour la patrie. Ils avaient était héroïques sur le front de Rio de Janeiro. L’Arrière était fier des soldats de l’Avant. Les guerriers Benzema, Valbuena, Sagna, Varane et Lloris avaient bien mérité leur repos et, comme ils retrouvèrent leurs «familles» juste après l’Equateur, c’est toute la France qui se mettait au lit et contemplait les murs rassurant de cette nouvelle chambre bleu horizon. Mais c’est alors que tout s’effondra. La faute à qui ? La faute aux femmes, évidemment.

Souvent femme varie

Pour comprendre la mythologie de la femme en Equipe de France, il faut revenir sur l’incroyable carambolage auquel on assista ces dernières jours. D’un côté, on nous présenta Héléna Costa allégorie de la femme travailleuse et méritante (et portugaise). Elle était une sorte de «José Mourinho au féminin». Son CV parlait pour elle, il fallait cesser avec ce machisme insupportable et décérébré. Après l’armée et le gouvernement, on ouvrait enfin la dernière citadelle de l’archaïsme. La France du ballon pouvait être fière de sa modernité. Même dans ses campagnes les plus reculées (Clermont-Ferrand vu de Paris, c’est la campagne, admettez) juste au centre de son hexagone, même dans ce sport de brutes et de mal appris, une femme pouvait prendre la tête d’un groupe d’hommes sans qu’on n’est rien à y redire. Le mythe de Jeanne d’Arc, la Pucelle d’Orléans qui délivra la France, reprenait la main. Nous regardions cette nouvelle entraîneuse (il va falloir absolument trouver un nouveau nom à ce métier) et nous ne trouvions pas l’idée mauvaise. À vrai dire, même, on s’en fichait un peu qu’elle soit femme pourvu qu’elle soit compétente. La seule chose qui nous chiffonnait un peu, c’était cette histoire de douches et d’intimité de vestiaires. Mais une femme, pensions-nous, n’est pas aussi obsédée que ces imbéciles d’hommes. Une femme c’est différent. Et puis les équipes féminines sont bien entraînées par des hommes. Pourquoi pas l’inverse ? Nous répondions donc favorablement aux injonctions vertueuses de la presse illustrée. 

Les beaux gosses

De l’autre côté, comme pour compenser cette audace féministe, le statu quo social se défendit par la bouche de nos grands leaders et de quelques dépêches qui tombèrent ici ou là. D’abord notre ministre Najat Vallaud-Belkacem préparera nos esprits. La femme ministre visitant les héros dans leur hôtel en était sortie très enthousiaste, nous dit-on. Elle les avait trouvé « assez beau gosse» même. Les sous-entendus sexistes de ce commentaire relayé par notre grande presse en disait déjà beaucoup sur l’érotisme transpirant de l’image de ces jeunes hommes dans la force de l’âge confinés dans leur abris et leurs uniformes. Même la ministre les avait trouvé à son goût. C’est donc toutes les femmes de France qui montèrent dans ce Paris-Rio. Ludivine Sagna entourée de ses copines (on n’ose pas écrire collègues) nous rassura même d’un cliché qui rendit grâce au thème des «perfections» de la jeune fille à marier (Roland Barthes, Mythologies). Elles étaient belles, elles étaient souriantes, elles étaient blondes (ou presque). Elle étaient venues, nous dit le Nouvel Obs, pour «renforcer la cohésion du groupe professionnel». Là où les Brésiliens parlaient ouvertement de la question (Scolari qui préférait le sexe «normal» aux «acrobaties»), où les Américains étaient en famille dans leur hôtel depuis le début de la compétition, nous, patrie du French Lover et du féminisme, nous parlions avec force d’euphémismes et de métaphores scientifiques. Deschamps invoqua donc un mystérieux «curseur» à déplacer: «Je ne suis pas médecin, je suis sélectionneur ! Certaines compagnes de joueurs viendront et pouvoir voir leurs mari (ils sont tous mariés, ouf, nous respirons mieux). Après tout dépend quand, comment et combien. Tout dépend où l’on place le curseur». Oui le curseur. 

Miss Auvergne vous remercie

Mais en deux jours, tout s’effondra. Héléna Costa démissionna brusquement et les archaïsmes du footeux français qu’on avait tentés de noyer sous des litres de bons sentiments, resurgirent tout à coup. Tel le Comte Almaviva chez Beaumarchais regrettant de ne pouvoir exercer son ancestral droit de cuissage sur sa servante, Claude Muchy, le président du Clermont Foot, prit la parole, d’un air désenchanté «c’est une femme, elles sont capables de nous faire croire un certain nombre de choses». Il en rajouta même encore : «Je suis en colère et triste, pour toutes les autres femmes qui auraient voulu être à sa place». C’était donc bien ce qu’on nous avait dit. Héléna Costa, la portugaise, c’était toutes les femmes à la fois et Claude Muchy, tous les hommes. La presse parisienne précisa qu’il restait malgré tout encore quelques femmes loyales à l’ordre social petit-bourgeois «dans ce monde très masculin du ballon rond». Il y avait quelque journaliste mexicaine «qui faisait le buzz sur les réseaux sociaux» (Vanessa Huppenkathen), mais aussi Sonia Souid, agent de joueur, dont on nous précisa immédiatement, comme pour rassurer le lecteur archaïque, qu’elle était une «ancienne Miss Auvergne». Nos femmes étaient belles. L’essentiel était sauf. 

Le caprice des Mariannes


Pourtant l’ingratitude triompha. Le pied à peine posées à Rio, les WAGs françaises se plaignaient déjà de la façon dont elles avaient été reçues. On ne nous parla pas des conditions en question si ce n’est d’un éventuel surclassement dans un hôtel de luxe. Au nom des vertus exemplaires de la chaumière heureuse nous étions prêt à tout avaler. Nos héros méritaient les plus beaux draps de la ville pour se reposer. Nous étions prêts à l’entendre. Non, plutôt que d’évoquer lesdites conditions, la grande presse nous parla plutôt du «caprice» de ces femmes c’est-à-dire, selon Larousse, d’une «envie subite et passagère, fondée sur la fantaisie et l’humeur». Ces femmes dont on glorifiait la dévotion et qu’on avait imaginées heureuse dans un deux-pièces cuisine de province se changèrent tout à coup en grande bourgeoise parisienne entamant une phase d’impérialisme mythique. Heureusement que la FFF intervint et se fit le juge de paix, celui qui garantit la paix des familles françaises et protège l’ordre social. La Fédération publia un communiqué qui sentait bon la femme à soldat pour «s'inscrire en faux contre les allégations faisant supporter aux femmes des joueurs une quelconque responsabilité dans les problèmes survenus.»  Les hommes étaient des héros et femmes n’étaient responsables de rien. Nous voilà rassurés. 

http://www.sofoot.com/la-chambre-bleu-horizon-185905.html

mardi 24 juin 2014

Le sens du tragique

Mardi 24 juin 2014
Grèce-Côte d’Ivoire
Fortaleza



À chaque grande compétition c’est le même poème. Ils ne sont jamais favoris. Pourtant ils font partie des rares européens à s’être qualifiés pour les huitièmes de finale. Mais alors, pourquoi ? Pourquoi personne n’aime la Grèce ? 

C’est le temps de demander au lecteur de se laisser aller à la rêverie. Imaginez que vous compreniez cet alphabet et cette langue aux sonorités familières - les chuintements du portugais, le pointu du français, la rigueur de l’allemand. Regardez maintenant le monde comme si vous étiez né sur une île de la Méditerranée. Vous vivriez en face de la Libye et de la Turquie, mais vous seriez le coeur de l’Europe, son centre émotionnel. Vous seriez les inventeurs de toutes ces choses qui ne disent rien aux commerçants globalisés mais qui font la communauté des hommes : le théâtre, la démocratie, la philosophie, les jeux. On se moquerait de ces plaisirs comme on se moquerait de vous, de votre équipe si petite, si misérable. On se répèterait que le plus grand exploit du football européen de ces vingt dernières années - le vôtre, celui de la victoire à l’Euro 2004 - ne fut qu’un triste accident de l’histoire, une façon de remettre les compteurs à zéro. Vous aviez remporté cet Euro, vous aviez battu les meilleurs, vous aviez fait preuve d’un sang-froid terrifiant. Certes. Mais on préférait ranger cet évènement sous la pile des souvenirs afin de l’oublier le plus consciencieusement possible. Pourtant hier soir vous aviez donné une leçon de celle qui se n’efface pas si facilement. On avait oublié dans ce mondial où les défenses à 5 avaient emprisonnés toutes tentatives de panache, que l’enthousiasme et l’abnégation étaient aussi des qualités admirables. Les nations européennes avaient chuté les unes après les autres. Sauf la Grèce. Et la Grèce c’est nous.

Le Zlatan grec

«Un grand risque ne veut pas d’un homme sans coeur» chantait Pindare aux héros (Odes Olympiques). Il ne veut pas non plus de patronymes ordinaires. La beauté de cette Grèce commence par la poétique de sa feuille de match: Sokratis Papastathopoulos, Panagiotis Tachtsidis, Kostas Katsouranis, Theophanis Gekas nous rappellent les mythiques Angelos Charisteas, Antonios Nikopolidis, Theodoros Zagorakis, Zisis Vrysas. Ils ont le même maillot blanc flanqué de la croix et Yorgos Karagounis est encore là pour transmettre l’héritage émotionnel des héros de 2004. Dix ans plus tard, comme le maudit Charisteas et son visage de traître, personne n’aime Giorgios Samaras, cette physionomie déglinguée et cette façon d’attraper le ballon n’importe comment mais de toujours s’en sortir par la grâce d’un geste souvent laid mais qui était le seul capable de surprendre son adversaire direct. Chez Samaras, on ne sait jamais s’il faut saluer le grand technicien capable de descendre n’importe quel ballon du ciel ou l’habile imposteur dont le seul talent est celui de la chance et de l’opportunité. Avec Pipo Inzaghi, Davor Suker ou Miroslave Klose, il fait partie de cette confrérie secrète de joueurs victimes de leur physionomie. S’il avait un peu plus de finesse on aurait vu en lui un Zlatan grec ou une sorte d’Edin Dzeko en brun barbu. Pourtant il a de trop grands pieds, un dos beaucoup trop vaste et un cou trop parfaitement droit quand il court pour qu’on lui reconnaisse la moindre élégance. Samaras est une idole du Celtic et le numéro 7 de la Grèce. Point.

L’équipe normale

Mais il y a des équipes et des joueurs dont le potentiel d’identification dépassent largement la question du jeu ou du talent.  C’est précisément dans cette absence de brio, dans cet art de souffrir artistement à grand coup de cartons rouges, de défense regroupée et de contres menés par des défenseurs aux visages d’assassins qu’on retrouve notre foot de village à nous, celui qui se joue sur le bitume, qui ne s’arrête que quand le soleil se couche, ce foot où il faut apprendre à rester debout au risque de se faire piétiner par un plus grand ou un plus orgueilleux que nous. Mais alors pourquoi, si elle nous ressemble tant, personne n’aime la Grèce en foot  ? Peut-être parce que dans le blanc de son maillot et dans cette façon de n’y arriver que par la volonté de ne pas mourir, dans cette obstination à ne jamais subir la mode et à toujours vivre en retard, elle nous ressemble beaucoup trop, à nous les normaux. Elle n’offre jamais rien d’exceptionnel à admirer ou à sublimer. Sa seule présence exerce sur nous comme une menace au-dessus de nos belles compétitions. Si de temps en temps, par la grâce d’un geste, d’un but ou d’une émotion exceptionnelle, les autres équipes nous offrent des bribes d’absolu ou des traces de génie, la Grèce, elle, nous donne toujours ce qu’elle promet : de l’intransigeance et du sacrifice. Elle n’a jamais eu d’autre ambition que celle de combattre sans pitié. Ni pour elle, ni pour les autres.

La colère de Samaras


Deux blessures en vingt minutes, une suspension, 2 barres transversales, 1 poteau, la Côte d’Ivoire qui égalisa à dix minutes de la fin, une moyenne d’âge de plus de 30 ans, la Grèce serait enfin éliminée. On respirait. Pourtant au fond de nous-même, nous le savions. Ce match d’hier soir était fait pour eux. La Grèce allait gagner, il fallait juste attendre la fin du temps, le moment où les dés étaient jetés. On avait intuitivement deviné que les circonstances de cette rencontre étaient à l’épopée et à la catharsis. Comme dans les livres d’Homère, les dieux auraient beau se réunir en colloque exceptionnel et Zeus d’exiger qu’ils restent neutres, ils ne pourraient s’empêcher de prendre part à cette mêlée magnifique et de se répartir leurs favoris. Les Grecs gagneraient à la fin, on le savait. Un Dieu finirait, au bout de la souffrance, par les prendre en pitié et intervenir dans cette bataille. Ce fut Zeus. Il prit hier soir la forme d’un coup de sifflet en pleine surface. Alors à la 93ème minute, Giorgios Samaras s’empara du ballon, le posa sur le point de pénalty et mit ses mains sur ses hanches avant d’exécuter la peine capitale sans un seul indice d’hésitation. Il dessina ensuite un coeur avec ses doigts comme pour rappeler au monde que ce sont bien des hommes qui venaient de vaincre, non des dieux. Pendant un mondial on a toujours deux équipes dans le coeur. L’une parce que c’est la nôtre. L’autre parce que c’est la Grèce.  

lundi 23 juin 2014

Mémoires d’un éléphant

Lundi 23 juin 2014
Australie-Espagne
Curitiba




Gagner ne donne pas raison. Perdre ne donne pas tort. Vicente Del Bosque en sait beaucoup trop sur les hommes pour se laisser aller à l’imprudence . L’Espagne s’en va. Et Del Bosque ?

Il aurait pu disparaître et laisser ses joueurs recevoir leurs derniers vivas avant de rentrer chez eux. Il avait bien mérité qu’on le laisse à sa retraite, à son jardin, à ses petits-enfants. Il n’avait plus l’âge d’être le paratonnerre sous lequel les autres courent s’abriter quand le ciel s'obscurcit tout à coup et qu’au loin résonnent quelques détonations. Depuis le match contre la Hollande il avait répondu à d’innombrables questions sur eux, sur cette élimination, cet incompréhensible fiasco deux ans à peine après avoir été sacré Champion d’Europe. Amortissant le choc de l’élimination, il répétait calmement et sans colère toujours les mêmes mots «on ne peut pas toujours gagner», assénait-il. À chaque fois qu’il s’expliquait, s’excusait, promettait qu’il était bien conscient de la désillusion, son visage devenait de plus en plus long et sa moustache de plus en plus grise. Conservant dans ses mailles fines la plus minuscule des particules de courroux, elle lui servait de filtre à colère et transformait la moindre des incompréhensions en réflexions flegmatiques sur le métier de footballeur. Cet homme n’avait «plus rien à prouver», comme diraient les imbéciles, et avait bien gagné le droit à un peu d’égoïsme et d’inconséquence. Mais Del Bosque n’est pas un cambrioleur. Il n’a aucune raison de partir en courant.

L’heure de la retraite

D’ailleurs, il ne court plus depuis longtemps. À la fin de ce match contre l’Australie, ses pas semblaient encore plus lent qu’à l’habitude. Ses allures de vieil éléphant claudicant autour de son troupeau, s’accentuaient à mesure qu’il saluait un par un ses joueurs. Il ne leur disait rien mais s’assurait sans doute qu’aucun ne manquât à l’appel avant d’entamer leur retour au foyer. Comme un berger qui compte une à une ses brebis, il observait Reina, Mata, Ramos saluant leurs adversaires du jour et disant au revoir à un public qui n’en revenait pas de tant de dignité. Comme ils avaient été des vainqueurs merveilleux, ils étaient des vaincus admirables. Comme la France en 2002 ou l’Italie en 2010, le tenant du titre quittait la compétition dès le premier tour. Mais cette fois-ci il le faisait sans s’auto-détruire et en donnant la leçon. Quand on perd comme cela, on ne perd pas vraiment. Il y a des grandes retraites qui valent mieux que des petites victoires. 

Les larmes de Villa

Pour ce dernier match, il avait administré le temps en bon père de famille. Reina et Albiol joueraient enfin, Koke et Cazorla pourraient prendre le relais, Villa et Mata ne seraient pas venus pour rien. Quand À la 58ème minute il sortit David Villa pour donner un peu temps à Juan Mata, l’attaquant asturien et meilleur buteur de la sélection espagnole vit son monde s’effondrer. Tête basse et dos courbé, il traversa tout le terrain sous les tapes amicales de ses coéquipiers qui semblaient comprendre son désarroi. Arrivé au bord du banc de touche, il s’effondra sous les yeux du monde sans une seule pensée pour Xavi, pour Puyol, pour Aragonés, pour Raúl, pour Hierro, pour Guardiola, pour tous ces gens qui avaient marqué moins de but que lui mais avaient quitté cette équipe sans un seul gramme d’ingratitude. Vicente regarda ailleurs, l’impudeur de Villa dût le troubler pour son manque d’à propos et son irrespect à l’égard de tous ceux qui avaient su quitté la scène dignement. Il pensa à Marcos Senna, meilleur joueur de l’Euro 2008 mais qu’il avait fallu écarter pour méforme juste avant le Mondial sud-africain. Villa n’avait pas beaucoup joué cette saison à l’Atletico et partait pour la MLS. Il aurait pu s’estimer heureux de partir au Brésil avec les autres. «Je ne savais pas ce que c’était son dernier match avec la Roja» fit Del Bosque à la fin. Non, il ne le savait pas. Parce que Villa ne lui avait pas dit. Quand on est un homme, on parle haut et on pleure en silence. 

Ce qu’embrasser veut dire


Au bord du terrain, l’éléphant s’approcha alors de son plus cher héritier, celui qui ne disait jamais rien mais qui était toujours là. Dans cette manière d’être déjà un peu chauve, de ne jamais trop en dire et de se tenir droit quand on lui parle, il y a quelque chose de la moustache  de Del Bosque sur le visage d’Andrés Iniesta. Pour une fois , oui, Del Bosque fut injuste et donna un tout petit plus d’amour que les autres à l’un de sa meute. De ceux qui ne parlent pas beaucoup et dont la qualité la plus admirable consiste en l’aptitude à la retenue plutôt qu’en l’expansion, il faut savoir interpréter le moindre des gestes. Iniesta s’approcha de son chef pour lui tendre la main, Del Bosque l’attrapa et lui colla sa tête contre son poitrail de géant. Vicente pencha légèrement la joue contre le gamin de Fuentealvilla et le serra contre lui quelques secondes en posant la main sur son crâne. Dans cet abrazo sur une pelouse brésilienne on ne sait pas qui tient l’autre, on se demande même si tous les deux ne vont pas tomber. Iniesta lâcha Del Bosque. Pudiquement le sélectionneur tourna les yeux hors-champ pour que ne devine pas l’émotion qu’il peinait à dissimuler. Adieux ou À bientôt ? En Espagne on se demande comment interpréter ce geste inhabituel chez le timide Del Bosque. Le petit Andrés au visage pâle donna la réponse «c’était un abrazo de respect». Oui c’est ça de respect. 

dimanche 22 juin 2014

Nos amis américains

Dimanche 22 juin 2014
Portugal-Etats-Unis
Manaus



À quoi ressemblerait le monde sans les Etats-Unis ? Sans doute un peu à une Coupe du Monde de football.  Ce Portugal-Etats-Unis nous a montré une chose qu’on pensait impossible : les américains aiment jouer, même s’ils ne gagnent pas à la fin.

Quel est donc ce drôle de monde où le Brésil est une grande puissance qui exporte sa production dans le monde entier, inspire toutes les nations et conquiert le coeur des amateurs partout où il va ? Dans ce monde étrange où l’Uruguay, l’Argentine, le Ghana, le Chili sont des puissances redoutables dignes d’être étudiées et observées par les plus grands savants américains, le Brésil est le maître et les USA sont un pays du Tiers-Monde. Grâce à ce sport, les français, les anglais, les italiens et les allemands peuvent paisiblement passer leur temps à se monter les uns contre les autres sans verser une seule goutte de sang. Comme ils n’en ont sans doute pas eu assez de leurs deux guerres mondiales, tous les quatre ans ils se retrouvent dans un pays de leur choix, y emmènent leurs joueurs, leurs présidents, leurs fans et, enfin installés dans cette contrée reculée dont ils ne parlent même pas la langue, ils se rejouent la guerre de chacun contre tous. À la fin de cette bataille générale, ils décernent le titre de Champion du Monde au vainqueur. La dernière fois, c’est l’Espagne qui a gagné la guerre. Vraiment bizarre ce sport.

Les Etat-Unis du Portugal

Ainsi, aux Etats-Unis, ils sont 49% à trouver le football «ennuyeux». Quelle statistique émouvante... Comme à des enfants, il faudrait donc leur expliquer, aux maîtres du monde, qu’un match ne peut pas toujours être gagné, que ce n’est pas parce qu’on est le plus fort qu’on remporte la victoire à la fin. Dans une Coupe du Monde le plus armé n’a que 28% de chances de remporter le titre final. Pour les attendrir, on leur parlerait donc de la magnifique incertitude du résultat, de ces équipes qui, malgré l’adversité, parviennent régulièrement renverser des montagnes. On leur raconterait le Danemark de 1992, la Grèce de 2002, l’Atletico Madrid cette saison, comme on dirait des fables sur la destinée héroïque de la nature humaine. Ils ne voudraient sans doute pas de notre poésie : quel est l’intérêt de participer si le meilleur ne gagne pas ? C’est injuste ! Quel mauvais exemple donné à la société ! s’indigneraient-ils. Ils n’auraient pas complètement tort. Quand on passe sa vie à s’entraîner pour être le meilleur comme Cristiano Ronaldo, qu’on a investi dans presque 70 matchs cette saison et qu’à chaque rencontre on veut être le justicier ou le gendarme du match, on mérite de gagner, d’être le maître du monde. 

Pour répondre à cette objection il faudrait évoquer avec eux leur splendide opposition contre le  Portugal la nuit dernière à Manaus. Sur le spectre imaginaire de la passion pour le Soccer, le Portugal et les Etats-Unis sont à l’exact opposé. L’un est petit mais si fier de son Benfica, son Porto, son Mourinho, son Proença, son Cristiano. Le Portugal a beau être le plus minuscule des grands pays de football européen, à chaque compétition, il se croit toujours favori. Même s’il est toujours déçu à la fin, le Portugal ne renonce jamais. Comme leur roi Sébastien finira bien par revenir des Croisades, le football lui rendra sa patience et son abnégation en lui offrant un jour un trophée. Sa grandeur est dans cette attente. De l’autre côté du monde, il y a les States et ce statut de pays de football en voie de développement permanent depuis 20 ans. En football, les USA ne sont pas grand chose. Comme l’Inde, les Philippines ou la Chine, les Etats-Unis sont des nains à côté du seul Portugal.  Pourtant c’est ce renversement qui est beau et qu’ils ont tant de mal à comprendre.

L’amour du risque

Nos amis américains ont aussi aimé ce match. Depuis le début de cette Coupe du Monde, quelque chose semble avoir changé dans la super-puissance du hamburger. Les Etats-Unis ont l’air d’aimer sincèrement le football et de commencer à le comprendre. En jouant au petit pays pauvre mais ambitieux, les Etats-Unis du foot goûtent peu à peu à la délicieuse incertitude d’un match de Coupe du Monde. Hier soir Klinsmann avaient ainsi installé six joueurs au milieu de terrain pour ne pas se laisser dépasser par Moutinho, Nani et Cristiano. Pour empêcher les portugais de prendre le destin du match en main, il surpeupla l’entre-jeu (six milieux de terrain au coup d’envoi) et espéra ainsi les coincer dans cette toile d’araignée délicatement dessinée. Là où il y a quelques années, ils auraient sans doute choisi d’attendre bien coincé en défense - au nom du pragmatisme et de la résistance héroïque - qu’un ou deux espaces se libèrent, cette fois-ci les States ont choisi de s’en sortir par le jeu, en dominant le ballon au milieu, en installant Eckermann, Jones et Ramsey dans les espaces, en devenant protagonistes de leur propre histoire. L’égalisation portugaise à la fin du match n’y fit pas grand chose. La presque égalité de possession (52 pour le Portugal, 48 pour les States), fut le reflet de cette presque victoire américaine 2-2. Les States se sont pris au jeu.

Manaus forever


Désormais nos amis américains aiment tellement notre sport, qu’ils seraient même tombés d’accord avec nous. Même si 30 degrés et 70 % d’humidité sont des conditions apparemment dantesques pour jouer un match de haut niveau, toutes les rencontres de cette coupe du monde devraient se jouer à Manaus en pleine nuit. Parce qu’il n’y a que dans des conditions extrêmes et une humidité insupportable que chaque course devient héroïque. Il n’y que sous cet air irrespirable que les exploits mythologiques sont possibles, que l’on saisit tout le contenu poétique de ce sport. Tout ce qui se déroulera dans ce décor apocalyptique contribuera ainsi à inscrire ces rencontres dans notre mémoire. Quand dans deux semaines on aura déjà tous oublié les matchs joués à Natal ou Belo Horizonte, nos américains parleront du plaisir de jouer au foot au milieu de l’Amazonie. Ils auront adoré quand Dempsey avait refusé de porter une protection sur son nez cassé . «Nose Broken, heart not broken» avaient-il même écrit sur leurs pancartes. Un peu plus loin sur les écharpes de tous, ils avaient aussi inscrit ce slogan qui pourrait être celui d’une campagne présidentielle «One Nation. One Team». À Manaus les américains ont découvert la figure magique de ce sport qui occupe toutes nos journées et tous nos souvenirs depuis un siècle : la métaphore. 

http://www.sofoot.com/nos-amis-americains-185679.html

samedi 21 juin 2014

La croix de Messi

Samedi 21 juin 2014
Argentine-Iran
Belo Horizonte



Le pire endroit pour être le meilleur joueur du monde c’est l’Argentine. Comme Diego avant lui, Leo doit se sauver lui-même et gagner le Mondial à lui tout seul pour prouver comme il grand. Si Messi est un héros, c’est à cette croix qu’il le tient. 

Dans son maillot bleu et blanc un peu trop large pour ses épaules d’enfant, il a l’air de flotter. Adidas a bien tenté de tailler le costume le plus ajusté au meilleur du monde en préparant des coutures aux entournures pour qu’il n’ait plus qu’à se glisser dans cette tunique comme un roi dans un manteau d’hermine, ce maillot traîne pourtant toujours derrière lui, les épaules ne sont jamais ajustées et ce short est définitivement trop long. Malgré tous les efforts des modélistes, ils ne réussiront jamais à changer Léo ou plutôt Lio, comme ils disent à Rosario. Il aura toujours l’air d’un enfant qui joue au grand. Ce bandeau bleu qui enroule son bras gauche sous des kilomètres de responsabilité n’y fera jamais rien non plus. Vous aurez beau lui accrocher des brassards, des amulettes ou des talismans, vous ne parviendrez jamais à corriger cette physionomie de pré-adolescent. Même s’il est de bonne volonté et tente d’être raisonnable comme tous ces grands qui lui expliquent comment il doit parler, comment il doit se tenir pendant une Coupe du Monde, Lio ne sera jamais comme vous. Il aimera toujours conduire la balle le plus vite possible à travers les terrains du monde entier. De Rosario à Barcelone, tous racontent la même histoire. Lio est le seul joueur au monde qui joue exactement de la même façon qu’il ait 7 ou 27 ans. Sa personnalité de gamin est irréductible à l’apprentissage de la société des adultes. Mais Lio n’est pas Peter Pan. En fait, il est adulte depuis longtemps. S’il feint des allures d’enfant c’est pour nous attendrir un peu sur son sort. Il aimerait qu’on l’aide à porter la croix que les adultes lui ont mis sur le dos.  

Il était gros, mais il était beau

Alors oui, balle au pied sur un terrain ensoleillé il est beaucoup moins beau que l’Autre, el pelusa. On a beau essayer de les faire coïncider, Lio fait toujours l’enfant. Et dire qu’à cet âge-là Diego, lui, avait déjà les manières d’un roi. Son maillot rayé collé sur ses chairs ventripotentes, ce numéro qui semblait aussi grand que lui et ces crochets gauches, cette façon de se faufiler dans le moindre espace sans avoir l’air d’avoir jamais touché le ballon, ces gestes-là sont impossibles à oublier quand on vit sur la rive droite du Rio de la Plata. Un Dieu nommé Diego vint un jour sortir l’Argentine du terrain vague où elle semblait condamnée à se traîner pour toujours. Depuis 1986, l’Argentine a contracté avec Maradona une dette émotionnelle qui se transmet de génération en génération.  «quand tu regardes une image de Diego, analysait un jour Jorge Valdano qui joua juste à côté de lui en 1986, tu réalises qu’il avait un sens poétique. Tout en lui expirait le football. La pause, la course, sa façon de dissimuler le ballon, la plus simple passe du monde, il te la donnait parfaitement. Sans aucun défaut. C’est la sensation que donne l’art. Il était petit et grassouillet,  mais avec un ballon dans les pieds, il était beau»

1986 pour toujours

Inévitablement on pardonne tout à Diego, et rien à Lio. Quand hier Maradona s’installa en toute impunité dans les tribunes de Belo Horizonte pour voir son Albiceleste en direct (pour la première fois depuis 2010, en Argentine c’est un évènement), les hinchas sautèrent, dansèrent, chantèrent «Maradoooo, Maradoooo...» comme si à force de prières et de rites cabalistiques ils finiraient par le rajeunir et le renvoyer sur le rectangle vert, dont pour eux, il était encore le centre. Chanter Diego c’est encore gagner la Coupe du Monde 86, c’est faire comme si l’Argentine avait remporté toutes les autres Coupes du Monde depuis sa création, comme si à chaque édition il fallait défendre un titre qui pour toujours serait bleu et blanc. Comment voulez-vous donc faire l’adulte quand on vous rappelle à chaque instant que vous êtes chargé avec vos seuls crochets et vos quelques buts, de rembourser une dette contractée par vos ancêtres ? Quand on vous dit tous les jours que vous êtes le meilleur, qu’on vous colle un grand numéro 10 dans le dos, qu’on vous donne le brassard et qu’avec une puissante tape sur l’épaule on vous envoie vous affronter aux fantômes du monde entier avec pour mission à peine cachée d’effacer la dette émotionnelle de 40 millions de vivants (plus celle tous les morts depuis 1986) contractée avec un seul homme, il y a de quoi avoir envie de hurler en tirant sur son maillot le plus fort possible. Quand on vient de marquer son premier but et de donner la victoire à son pays contre la Bosnie (le 2ème but dimanche dernier), il y a de quoi ne plus avoir envie de grandir.  

Le chat noir


Hier, Lio Messi marqua un deuxième but en coupe du monde au milieu d’une équipe qui n’arrivait pas à décoller les pieds de la colle du sol brésilien. Agüero, Higuain, Gago : c’est à croire que personne ne voulut assumer la responsabilité historique qui leur incombait pourtant à tous. À chaque fois c’est la même chose. Gagner ce mondial reviendrait à se hisser à la hauteur de Diego. Or les adultes pressentent ce qu’il se passera le jour où Messi soulèvera une Coupe du Monde avec le maillot argentin. La dette sera enfin remboursée et les gens pourront enfin commencer à oublier le grand Diego, à lui en vouloir même. L’héritier deviendrait le nouveau sauveur et l’ancien héros le nouveau martyr. Alors bien sûr Sabella, l’homme le plus sage d’Argentine, est prêt à tout accepter pour protéger un peu son enfant-capitaine de ce terrible renversement des valeurs. Lio réclame publiquement un changement de système (du 5-3-2 de la Bosnie, vers un 4-3-3 contre l’Iran) ? Il s’exécute bien docilement comme on cède au caprice d’un dauphin destiné à régner bientôt. Hier soir contre l’Iran, l’Argentine n’y arrivait pas malgré ce changement. Alors à la 87ème Diego se leva, accompagna sa fille Giannina (par ailleurs aussi ex-femme d’Agüero et mère de son fils Benjamin) et quitta le stade. Trois minutes plus tard on entendit «Goooooooooooooooooooooolllll de Messiiiiii». Lio venait d’attraper un lucarne du pied gauche à quelques secondes de la fin et de libérer un stade. 1-0, l’Argentine était en huitièmes de finale. L’éternel président de la Fédération Julio Grondona se chargea alors de planter les premiers coups de couteaux «Se fue el mufa y ganamos, la puta que lo pario !» (le chat noir est parti et on a gagné, fils de pute !). Sur un plateau de télévision vénézuélien, Dieu répondit d’un doigt. Et Messi d’un signe de croix.

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vendredi 20 juin 2014

Le monde à l’envers

Vendredi 20 juin 2014
Italie-Costa Rica
Recife



Contre le Costa Rica, Andrea Pirlo a offert aux esthètes une mi-temps à s’en donner des frissons dans tout le corps. Pourtant l’Italie a perdu. À 34 ans, il va falloir bientôt lui dire adieu. Mais c’est trop dur. 

Ses manières à lui ne ressemblent à celles d’aucun autre. Quand il place un ballon au sol, on ne l’entend jamais brailler ni faire aucun signe pour attirer les caméras. Toujours trois foulées légèrement rebondies avant de frapper un coup franc, le visage haut, les cheveux qui balaient les alentours, une frappe de balle qui semble durer des heures et une passe magique, un coup franc insensé, un match qui s’ouvre tout à coup. Comme Pirlo voit le match avec 21 secondes d’avance (le chiffre qui est inscrit dans son dos), il n’a jamais besoin de courir ni de se précipiter. Quand en première mi-temps de cet Italie-Costa Rica, le milieu costaricien s’interposa entre lui et De Rossi, Andrea se décala calmement sur le côté et distribua des ballons par-dessus la tête des Latinos. Vers la trente-deuxième minute, il nous offrit un chef-d’oeuvre. Sur une passe horizontale d’Abate, on le vit allonger le pas comme s’il avait vu quelque chose qui nous dépassait complètement et frappa le ballon d’une seule touche de balle vers une destination inconnue de nous et qui ne tenait pas dans le cadre habituel de nos caméras ou de nos télévisions. Le génie de Pirlo ne s’offre pas aux objectifs distraits et malveillants. Il est beaucoup trop large pour tenir dans une seule image. Si la caméra a toujours une seconde de retard quand Pirlo touche le ballon, c’est parce qu’aucune des machines qu’on inventera, ne sera jamais à la hauteur de la poésie de ce joueur. Pour comprendre Pirlo il faut d’abord s’en éprendre. 

Une coquetterie de midinette

À première vue, ce joueur est lent et ses pieds aux pointes écartées semblent le tenir difficilement en équilibre. Toujours loin de l’action, jamais exactement présent à l’instant de vérité d’une frappe décisive, Andrea Pirlo est le contraire du footballeur qui impressionne. Il ne conduit quasiment jamais le ballon et n’attire par conséquent jamais les gros plans des caméras sur lui. Son terrain de jeu se résumant au rond central, il évolue en outre toujours exactement à l’endroit le plus éloigné des tribunes. Quand on est distrait, on l’oublie facilement. On se dit secrètement que ces joueurs italiens pourraient très bien jouer sans lui, que le chef d’orchestre Andrea n’était qu’une coquetterie de midinette donnant un visage plaisant et poétique à un collectif autrement plus redoutable. Comme cet homme qui gigote sur son pupitre le temps d’une représentation, Pirlo est un directeur qui semble inutile. Mais son instrument à lui est invisible. Son violon n’a pas de corde à pincer ni de bois à faire vibrer. Son instrument à lui, c’est le temps. Lesa-Pekka Salonen, célèbre chef d’orchestre et compositeur finlandais, donne la clé de sol pour comprendre la musique et le génie de Pirlo : «l’aspect physique le plus difficile dans la direction d’orchestre est que vous devez être à deux endroits en même temps. Vous devez vous trouver dans le temps réel, exactement dans l’instant présent, pour entendre ce qui se passe, quand ça se passe et comment réagir. Mais vous devez être également un petit peu en avance sur ce qui se passe.» 

L’art du tempo

Voilà pourquoi le talent de Pirlo est aussi insaisissable et déconcertant. À la fois dans le présent et dans le futur immédiat, Pirlo est le maître de la cadence. Ce brusque et disgracieux mouvement d’épaule qu’on pensait inutile au milieu de cette mélodie tranquille, préparait en réalité l’arrivée des cuivres jusque là bien tapies dans le silence. Ce pas qui s’allonge et ce ballon qui décolle du rond central pour une destination inconnue, était en fait une ouverture magique répondant à un mouvement qu’il était le seul à pouvoir anticiper. Cette passe d’Andrea Pirlo au-dessus de tout le monde qui déposa le ballon juste devant Mario Balotelli à la trente-deuxième minute de cet Italie-Costa Rica, ne prit son sens qu’au moment d’arriver à destination. Avec Zidane, Platini et Susic, Pirlo a transformé la lenteur en vitesse, la nonchalance en intelligence. Avec Balotelli, on n’eut pas le temps d’admirer le chef d’oeuvre, que nous prîmes déjà notre tête dans nos mains pour regretter l’insupportable fausse note du soliste indigne de ce génie. Il contrôla mal son ballon et laissa ainsi échapper l’occasion de prendre l’avantage et de conclure un mouvement en beauté.

Anatomie d’un instant


En fait, ce fut le Costa Rica qui marqua le but qu’aurait dû marquer l’Italie. Sur une ouverture insensée de Junior Diaz, Bryan Ruiz reprit ce ballon qui avait survolé toute la défense italienne et marqua un but digne de la Juventus de cette année. Ce Costa Rica-Italie était le monde à l’envers. Les Latinos avait défendu haut et embarrassé le milieu italien indigne de son premier match contre l’Angleterre. Pirlo disparut de la partition en deuxième mi-temps, étouffé par les  ineptes vas-et-viens des remplaçants Cassano, Insigne et Cerci. Au lieu d’attendre patiemment que le chef ne dirigeât l’orchestre vers un dernier mouvement et corrigeât ainsi élégamment les fausse notes des solistes italiens, Prandelli choisit de remplacer tout à coup la partition, de changer de tempo et de confier la baguette aux attaquants fraîchement entrés. Faute de goût. Le Costa Rica sut profiter des atermoiements italiens (qui changèrent trois fois de système) et remporta une victoire historique. Bien sûr ils avaient soufferts et étaient émus après cet exploit inimaginable. «Les dernières minutes ont du être insupportables pour vous ?» demanda un reporter distrait à Celso Borges, l’homme qui avait veillé sur Pirlo pendant tout le match. Le milieu de terrain costaricien, entre deux sanglots de joie, corrigea le reporter naïf. Ce match, en fait, fut l’instant le plus poétique de sa vie. «Non pas du tout, répondit-il, sur le terrain on a tellement pris de plaisir à jouer ce match, qu’on aurait aimé que l’arbitre ne siffle jamais la fin». Hier soir on a peut-être vu l’avant-dernier match d’Andrea Pirlo dans un mondial. Pourvu que le temps s’arrête et que le monde prenne ainsi la mesure de la catastrophe qui l’attend. Pourvu que le monde se remette à l’endroit.

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jeudi 19 juin 2014

Être Luis Suarez

Jeudi 19 juin 2014
Uruguay-Angleterre
Sao Paolo




S’il fallait un jour devenir quelqu’un d’autre, on n’aurait pas le choix. On serait bien obligé de devenir Luis Suarez. Mais pas à n’importe quel moment. Être Luis Suarez lors d’une coupe du monde au Brésil avec l’Uruguay contre l’Angleterre.

Il y a des joueurs dont le potentiel métaphorique est indépassable. Il est impossible de ne pas deviner dans leurs démarches, leurs célébrations, leurs cris de joies ou leurs yeux humides un peu de nos existences soumises aux caprices du destin et bien habituées aux contraintes de la vie en société. Depuis que nous avons l’âge d’aller à l’école, on nous a appris à être civilisés. Les heures passées à corriger nos travers d’enfants sauvages ont dessiné peu à peu l’être normal et policé qui dit aujourd’hui bonjour quand on lui parle, sert la main quand on lui demande et retient sa haine au lieu de mordre quand on le blesse. Grâce à l’éducation des peuples, personne ne se mettra jamais à genoux au milieu d’une salle de réunion, ne pointera les mains au ciel, ni ne braillera quelques prières en espagnol pour remercier des ancêtres magiques à la moindre émotion ressentie.  

À nos supporters imaginaires

Personne ne déboulera jamais dans les couloirs tête baissée et bras ouverts, n’haranguera jamais un open-space devenu hystérique avec nous, quand on nous annoncera que notre demande de mutation a enfin été acceptée, qu’après des mois d’attente on avait enfin reçu notre carte de presse ou qu’au bout de la patience et du sacrifice, justice avait été rendue, et qu’on accédait enfin au prestigieux statut d’intermittent du spectacle. Dans nos vies normales, on nous a appris à célébrer nos joies en privé. Si l’on s’est créé quelques gestes rituels destinés à ces supporters imaginaires qui nous accompagnent partout où l’on va depuis notre naissance, c’est pour nous sentir un peu moins seuls quand une émotion violente nous prend la gorge et qu’on aimerait la partager au milieu d’un stade uruguayen criant notre nom. En vrai, le seul moment de notre existence où on a le droit de courir partout, d’embrasser notre pote et la femme de notre pote, d’écraser une larme de joie pour un motif dérisoire, c’est quand on vibre vraiment et qu’on est transporté par l’extase d’un but qui donne la victoire finale à quelques minutes de la fin. Heureusement qu’il y a le football, heureusement qu’il y a Luis Suarez.

L’homme à la tête de loup

La simple évocation d’un Angleterre-Uruguay (ou d’un Angleterre-Argentine, ou d’un Angleterre-Chili) dévoile déjà des trésors de mythologies footballistiques. L’Angleterre c’est un peu les Etats-Unis du foot, il y a toujours une bonne raison de leur en vouloir. Mais quand Muslera tape un ballon en demi-volée comme le font tous les gardiens de l’autre hémisphère pour dégager un ballon rasant, et que le cuir ricoche sur la tête du capitaine de Liverpool pour se glisser ensuite dans la profondeur de l’attaquant uruguayen à la tête de loup, Luis Suarez, on se dit qu’il qu’il y a encore une justice. Cette déviation était si parfaite qu’elle eût mérité que son auteur en fût el Matador Cavani. Pourtant ce fut bien Steven Gerard le coupable ce cette passe décisive contre son camp. Suarez, en position de hors-jeu, n’eut qu’à contrôler légèrement ce ballon pour le placer dans l’axe de tir et se mettre en joue. L’angle était fermé, Cahill était à ses trousses mais son visage était calme et ses gestes de béquillard appliqué, étaient parfaitement coordonnés. Garder son calme, respirer un coup, se planter au milieu d’une surface et placer un ballon au seul endroit de vide possible (entre l’épaule et la tête du gardien) sans que nos mains ne deviennent moites, sans que notre coeur ne s’emballe. Du pied droit, Luis Suarez, exécuta Joe Hart sans une seule seconde de pitié. 

Spectateur de lui-même


Et alors son expression de bandit de grand chemin se changea en celle de chérubin bouleversé  qui n’en revenait pas de ses propres facéties. La mâchoire grande ouverte, il embrassa rituellement son poignet, puis son pouce, puis son index, puis son majeur, ouvrit les bras, fit signe à quelqu’un au fond de la tribune et s’effondra enfin face contre terre comme s’il avait souhaité mourir ici, maintenant, devant les siens, juste après un doublé qui donnerait la victoire à son pays. Ce qu’il y a de bouleversant et peut-être parfois même d’insupportable, c’est le génie qu’a Suarez de célébrer ses deux buts comme s’ils n’étaient pas les siens, comme s’il était lui aussi installé dans les tribunes et qu’il venait de voir son attaquant offrir à son pays une de ses plus belles joies. Quand à la fin du match il fut remplacé (et dire qu’il n’était qu’à 50%...) il prit un à un ses coéquipiers par la tête, s'agrippa  à eux comme on s’accroche à sa peluche avant de s’endormir quand on a 3 ou 4 ans, et les serra contre lui. Le reporter qui s’approcha de Luis confirma ce qu’on avait deviné «Luis, tu nous avais dit que tu avais rêvé de ce moment-là ? Tu l’avais dit à tes coéquipiers, n’est-ce pas ....» Et Suarez craqua de nouveau. Dans une espèce de vagissement de nouveau-né, il confirma «Siiii, lo soñé...(sanglot)...lo soñééé» (oui, je l’ai rêvé, je l’ai rêvé). Cet homme dont le métier consistait à marquer des buts et à s’affronter chaque semaine à une foule de 50.000 personnes (sans compter les millions d’yeux impudiques guettant le moindre de ses gestes), était encore ému par un ballon qui était rentré dans des filets, par des bonheurs qu’on imaginait dans le secret de nos nuits et qui peu de temps après, se réalisaient comme par magie. Avoir le droit d’être content, pouvoir hurler un bon coup, savoir pleurer pour rien, réaliser son rêve, qualifier son pays. Être Luis Suarez, encore une fois. 

mercredi 18 juin 2014

Le bosquet des absents

Mercredi 18 juin
Espagne-Chili
Rio de Janeiro



C’est la fin dès le deuxième match. Au même moment où l’Espagne disait adieu à Juan Carlos et couronnait son fils, elle se retirait sans bruit d’un Mondial qui n’en revient toujours pas de son audace. Les espagnols ont quitté la compétition comme ils le devaient, en princes. 

Ce matin les rues de Madrid étaient tapissées de rouge et de jaune. Sur les balcons de la Gran Via, tout en haut des immeubles, on avait hissé les couleurs bien haut, bien fièrement. Le long de la Castellana, la grande avenue centrale de la ville, le rouge et le jaune avaient pris possession de chaque centimètre carré de hampe, chaque espace vide était coloré de sang et d’or. Au bas de ces drapeaux, ils étaient des milliers à s’être installés, bocadillo de jamón encore sous alu dans la main droite et mouchoir blanc à portée de sanglots dans la main gauche, attendant que quelque chose se passât enfin ou seulement peut-être pour le seul plaisir de se retrouver comme ça, ensemble, au milieu de la rue. 

En Espagne on partage les larmes comme on partagerait des secrets. Ce n’est qu’une fois réunis, serrés les uns contre les autres, qu’on est prêt à se laisser aller à la mélancolie comme si le corps moite et tremblotant d’un frère, d’un père ou d’un ancêtre ne faisait plus qu’un avec le reste de sa descendance. Ce matin Madrid appartenait à la mémoire de ses habitants et ressemblait à juin 2010, quand ils furent alors des millions à quitter le bureau plus tôt, à s’entasser sur les trottoirs et les abris-bus, à se mettre à crier comme des gosses  «¡Gracias, Gracias !» à ces joueurs qui ne les connaissaient pas mais qui venaient de ramener une couronne mondiale à un pays au bord de l’abîme économique. Merci de nous avoir rendus fiers et heureux le temps d’un match. Merci de nous avoir fait gagner au moins une fois. Être champion ne changerait pas le monde, certes. Mais, enfin, tous les enfants aiment bien jouer au roi à la reine. Alors jouons encore un peu.

Juan Carlos, Felipe et Luis Aragonés

Ce matin de 2014, Madrid n’attendait pas le retour des champions du monde mais dans ce curieux retournement nostalgique, cette fois-ci, c’est elle qui disait au revoir à un roi (Juan Carlos), souhaitait longue vie à un autre (Felipe VI) et se donnait une nouvelle raison d’être nostalgique. Tandis que la Rolls Royce du nouveau monarque s’enfonçait dans la ville recueillie, l’élimination d’hier soir venait s’installer dans les souvenirs d’une génération qui n’oubliera jamais ce 18 juin 2014. C’est drôle comme parfois la vie semble avoir un sens, comme tous les évènements semblent appartenir au même flux. À minuit,  exactement au même instant où l’Espagne perdait son titre mondial dans le plus grand stade du monde, un nouveau roi s’installait sur le trône après quarante années de règne de Juan Carlos. 

Antonio Muelas, le célèbre commentateur de la Radio Nationale, au bord de l’effondrement émotionnel, éclata en sanglots quand un à un, comme à des funérailles de soldats tombés au combat, il reprit le nom des 23 héros espagnols qui quittaient la pelouse de Rio après cette glorieuse défaite «!Gracias Iker Casillas, Gracias Javi Martinez, Gracias Andrés Iniesta, Gracias Pedro, Gracias Xabi Alonso, Gracias Sergio Ramos, Gracias Sergio Busquets...!». Les larmes se mélangèrent aux syllabes prononcées jusqu’à les étouffer complètement. Le temps d’une pause pour reprendre son souffle, il regarda ensuite le ciel et ce fut dans un râle déchirant que le narrateur émotionnel de l’Espagne d’en-bas prononça les derniers mots de cette prière « et puis je regarde le ciel et à toi aussi Luis Aragonés, je veux te dire merci...». Le direct reprit le dessus. Le football c’est la vie qui exagère, mais c’est la vie quand même. 

Dans le même train

Il est impossible de ne pas ressentir quelque chose ou de ne pas admirer l’art qu’ont les espagnols pour dire adieu à leurs héros. En mars 2004, le lendemain des attentats d’Atocha, les madrilènes s’étaient jetés spontanément dans les rues malgré une pluie battante, s’étaient serrés ensuite sous des parapluies et installés derrière celui qui aujourd’hui est devenu leur roi, Philippe. Ils ne défilèrent pas pour réclamer la tête de Ben Laden ou en vouloir à l’injustice du terrorisme. Non, s’ils se jetèrent dans la rue c’était pour hurler comme ils étaient tristes, combien en frappant 192 personnes, quarante millions d’autres avaient été touchés et bouleversés par cet évènement «Nous étions tous dans ce train !» criaient-ils. Et les larmes coulaient, coulaient. Mais plus ils pleuraient, plus ils se serraient encore. 


Un an plus tard, sur une clairière du Parc du Retiro, ils dressèrent 192 arbres qu’ils baptisèrent poétiquement «le bosquet des absents» pour que le souvenir de ce 11 mars 2004 soit bien enraciné dans la terre à laquelle tous ils étaient destinés. Alors hier soir quand le match fut terminé, personne n’eut l’idée de demander la tête de Del Bosque ou de Xabi Alonso. On n’engueule pas des morts, on les veille. Après six ans de gloire et de fierté, l’Espagne montrait au monde comment on tombait avec les honneurs, sans excuse, sans grève, sans colère. Savoir perdre c’est une certaine façon d’être nostalgique et puis, sans dire un mot, de se retirer au milieu d’une haie d’honneur silencieuse. Les cyniques pourront toujours dire que tout cela était grotesque et que le football ne méritait pas de se mettre dans ces états. Mais ce que ne pourront jamais dire les sceptiques, c’est que tout cela n’était jamais arrivé.