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jeudi 26 juin 2014

Ronaldo ou le point de vue portugais de l’histoire

Jeudi 26 juin 2014
Portugal-Ghana
Brasilia



Le Portugal de Ronaldo n’y est pas arrivé. Malgré sa première victoire dans la compétition, il est éliminé sans qu’on comprenne vraiment pourquoi. Peut-être parce que le football n’est pas qu’une question de buts, c’est aussi une question de point de vue. 

Quiconque ne s’est jamais perdu dans les rues serpentines de l’Alfama et sur les courbes délicates des coteaux du bord du Tage, ne peut pas comprendre la poésie naturellement plastique du Portugal. Quiconque n’a jamais trébuché sur le pavé du Bairro Alto, ne s’est jamais accroché bien fort au siège brinquebalant d’un tramway tout en bois de la ligne 28 à Lisbonne, ne peut pas comprendre la poésie des détails imperceptibles qui fait le point de vue portugais sur le monde. Être portugais c’est une façon très artistique d’être éliminé. C’est guetter la fin du premier tour comme une mauvaise tempête. C’est craindre un effondrement qui approche mais qui, en fait, a déjà eu lieu. La névrose était déjà là. L’élimination ne fit que la réveiller. Quand Fernando Pessoa se lamente, on a l’impression que c’est Paulo Bento, le sélectionneur portugais aux yeux tristes, qui parle «mieux valait n’être pas né, parce que tout intéressante qu’elle est à chaque instant, la vie finit par faire mal, par donner la nausée, par blesser, par frotter, par craquer» (Le gardeur de troupeau).

La société du spectacle

Hier soir, le Portugal avait fait son meilleur match de la Coupe du Monde 2014, mais il était trop tard, le Portugal était éliminé. Cristiano Ronaldo, planté sur un point de pénalty de la surface adverse, à quelques minutes de la fin de ce triste Portugal-Ghana, exprima la mélancolie de celui qui ne veut pas rentrer au pays sans avoir eu, lui aussi, sa part de nouveau monde. Il avait manqué cinq occasions spectaculaires dans ce match. Il venait d’armer une volée du gauche et de glisser le ballon dans un petit filet ghanéen. L’exploit réalisé, il n’y eut pourtant pas un seul regard de satisfaction dans son expression. Il regagna ensuite son camp en petite foulée sans le moindre signe de réconfort. Ronaldo est peut-être l’homme qui connaît le mieux au monde la société du spectacle. Dieu sait combien de buts inutiles on a vu célébrer Cristiano depuis le début de sa carrière. S’il est un joueur sur terre sans aucune forme de pudeur au moment d’exulter, capable de se dénuder au moindre pénalty marqué, c’est Cristiano. Pourtant cette fois-ci, il fit exactement l’inverse et ne célébra absolument pas ce but. À ce moment précis, on vit que Ronaldo était beaucoup plus qu’un grand joueur, c’était surtout un grand acteur. Mais d’un type nouveau.

Il était une fois Cristiano

C’est dans cette façon si spectaculaire de n’absolument pas célébrer ce but qu’on devina une mise en image très subtile de la peine solitaire du capitaine du Portugal. En fait, le talent de Ronaldo est le même que celui de Pessoa, le poète portugais qui multipliait les points de vue et les identités. Quand il est sur un terrain, Cristiano Ronaldo sait être deux personnes à la fois; un homme de théâtre et un homme de cinéma. Voilà peut-être pourquoi il a deux prénoms. D’un côté il sait être ce gladiateur spectaculaire qui agace ou excite un public qui le siffle ou l’encourage. Cristiano sait faire de grands gestes pour concrétiser sa colère contre l’arbitre, contre son camarade qui lui avait adressé une passe mal dosée, contre lui-même qui n’était pas à la hauteur de l’image qu’il s’était faite de son propre héroïsme. Du bord de la pelouse, jusqu’au troisième amphithéâtre, tous les spectateurs en ont pour leur argent et peuvent lire dans cette drôle de pantomime, les états d’âmes successifs d’un grand premier rôle. Mais le talent unique de ce joueur réside aussi dans l’autre personnage qu’il est capable d’interpréter simultanément. Par la grâce de ces centaines de caméras installées au bord de la pelouse, de ces ralentis qui exagèrent n’importe quel contact, n’importe quelle expression, on prend alors la mesure du génie d’acteur de cinéma de Ronaldo. Dès le début de ce match, son interprétation en plan serré offrit un autre point de vue tout aussi spectaculaire mais beaucoup plus introspectif sur le drame intime que vivait l’équipe portugaise. Grâce aux traits affectés qu’il dessinait sur son visage, invisibles des tribunes mais destinés aux innombrables gros plans que la réalisation lui consacra tout au long de ce match, il incarna en quelques battements de paupières, de plissements de sourcils, de moues dubitatives ou de regards perdus dans le néant, le drame cinématographique d’une équipe qui s’était éliminée toute seule. 

Ronaldo encore mieux que Luis Suarez


Cristiano Ronaldo est un génie parce qu’il est le seul acteur au monde capable d’ainsi offrir deux interprétations simultanées à une même histoire. Là où Messi est inexpressif pour le spectateur en direct, où Luis Suarez a besoin d’innombrables ralentis pour qu’on prenne la mesure de son génie, où Neymar tente de se cacher les yeux au moindre gros plan, Cristiano Ronaldo, lui, divise ainsi subtilement chacune des émotions en deux gestiques originales. Cristiano Ronaldo est un grand acteur parce qu’il se met entièrement au service des personnes qui le regardent depuis les tribunes mais aussi depuis leurs salons.  Chaque parcelle de sa sensibilité est ainsi transformée en expressivité dans laquelle chacun, où qu’il soit, a les moyens de s’identifier. Alors quand il marque ce but contre le Ghana, les deux interprétions se croisèrent. La première, celle du théâtre, celle qui disait «je vais vous montrer que je fais mon maximum, je vais courir beaucoup, me pencher vers l’avant quand je serai fatigué et faire des gestes de rage quand je manquerai une occasion» rencontra la seconde, celle du cinéma, celle qui racontait une histoire sur grand écran «vous voyez, comme vous, je suis dévasté par le destin tragique de ma sélection et de mon pays. Mais pour vous, je saurai rester digne. Même si je viens de marquer un magnifique but, il m’est impossible d’esquisser le moindre sourire, je préfère interpréter ce héros mélancolique et solitaire qui regarde dans le vide et marche la tête basse». Avec Cristiano la narration du football changeait de point de vue, et toutes les émotions devenaient plastiques. Le Portugal est éliminé. Il va nous manquer le poète portugais. 

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